La guerre à Gaza n'est pas le crépuscule du droit
international, mais plutôt de deux grandes illusions - non nécessairement
connexes - qu’alimente le discours dominant dans l’opinion publique sur le
droit international : l’idéalisme porté par le courant objectiviste du
fondement du droit international; ainsi que l'illusion de la « supériorité
morale de l'Occident ».
Depuis le début de l’offensive israélienne sur la bande de Gaza en Octobre 2023, une large partie de l’opinion mondiale observe, horrifiée et impuissante, les violations massives du droit international humanitaire (jus in bello) commises par l’armée israélienne contre les civils palestiniens, et qui pourraient constituer des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité, voire (plus difficilement) un crime de génocide. Dépassant très largement les principes de proportionnalité et de nécessité, la riposte israélienne à « l’opération Déluge d’al- Aqsa » par le Hamas (où de graves violations du droit international humanitaire ont été également commises) dénature profondément le droit de légitime défense (pilier du jus ad bellum).
Encore faut-il qu’une Puissance occupante puisse se
prévaloir du droit de légitime défense contre un territoire qu’elle occupe
(voir Conséquences juridiques de l'édification d'un mur dans le
territoire palestinien occupé, CIJ, Avis consultatif du 9 Juillet 2004) :
Israël ayant conservé un contrôle total, aérien, maritime et terrestre
(frontalier) de Gaza après son retrait unilatéral en 2004, la majorité de la
doctrine en droit international considère dès lors que la bande de Gaza est
toujours sous occupation israélienne, d’autant plus qu’il existe, au regard du
droit international, une unité territoriale « de jure » entre Gaza et la
Cisjordanie et que l’occupation de la dernière ne fait l’objet d’aucun
doute.
Devant l'extrême gravité de la situation, est- ce pour
autant qu’il faut considérer que « le droit international est mort à Gaza »,
comme on l'entend souvent depuis bientôt 8 mois ? A y voir de plus près, Gaza
n'est pas le crépuscule du droit international, mais plutôt de deux grandes
illusions - pas nécessairement connexes - qu’alimente le discours dominant dans
l’opinion publique sur le droit international : l’idéalisme porté par le
courant objectiviste du fondement du droit international ; ainsi que l'illusion
de la « supériorité morale de l'Occident ».
Courant volontariste et courant objectiviste
Rappelons très brièvement qu’il existe deux grands courants
doctrinaux pour définir le fondement du caractère obligatoire du droit
international : le courant volontariste et le courant objectiviste. Le
premier considère que c'est la volonté des Etats qui constitue le fondement du
droit international[1].
En effet, à l’encontre du droit interne, le droit international n’est pas
constitué de « lois » à proprement dites qui sont adoptées par un
« Parlement » international et s’imposant ispo facto aux
sujets du droit. Ce sont principalement les Etats qui créent le droit
international : l’acceptation volontaire de l’Etat - sujet primaire du
droit international - d’une règle juridique (conventionnelle ou coutumière) est
une condition sine qua non de l’applicabilité (opposabilité)
de cette règle juridique à ce sujet du droit.
Malgré les limites de cette thèse (notamment pour expliquer
le fondement du jus cogens – droit international impératif -
auquel un Etat ne peut pas déroger), le courant volontariste est dominant dans
la doctrine. Dans la jurisprudence, l’arrêt de la Cour permanente de justice
internationale dans l’affaire du Lotus considère également que
« le droit international régit les rapports entre des Etats indépendants.
Les règles de droit liant les Etats procèdent donc de la volonté de ceux-ci
(...) » (CPJI, 7 septembre 1927).
En revanche, pour le courant dit objectiviste qui exerce,
surtout par son idéalisme, un attrait intellectuel indéniable, le droit
international trouve son fondement dans des éléments extérieurs et supérieurs
aux Etats. Pour les jusnaturalistes, cet élément est le droit naturel, que le
néerlandais Hugo Grotius (1583-1645) assimile à une morale laïque[2].
Pour les tenants de l’objectivisme normativiste, il s’agit plutôt de la loi de
normativité : selon l’autrichien Hans Kelsen (1881-1973) et l’école de
Vienne, les normes juridiques sont hiérarchisées dans une « pyramide
juridique » où chaque norme tire sa force obligatoire d’une norme
supérieure. Quant aux tenants de l’objectivisme sociologique, le droit est
fondé sur les nécessités sociales : « un impératif social traduisant
une nécessité née de la solidarité naturelle », selon le français
Georges Scelle (1878-1961) [3].
Justice internationale et volonté des Etats : échec du
courant objectiviste
A la lumière de la situation à Gaza, il s’est avéré, une
nouvelle fois, qu’aucun des trois éléments retenus par les conceptions
objectivistes ne semble constituer le fondement du droit international, mais
c’est plutôt la volonté des Etats : ceci se vérifie particulièrement en matière
de justice internationale.
Concernant la CPI (Cour pénale internationale), sa
compétence reste essentiellement soumise à la volonté des Etats, ce qui se
traduit par leur adhésion au Statut de Rome. Or, Israël n'est pas partie à ce
Statut. Par suite, malgré toutes les tentatives (la Palestine étant désormais
partie au Statut de Rome) pour contourner ce fait essentiel, on voit mal
comment la CPI pourrait efficacement juger et, surtout, « punir » des
responsables israéliens pour crimes de guerre ou crimes contre l'humanité, si
elle donne suite aux dernières demandes de mandat d’arrêt par le Procureur
auprès d’elle.
D’autant plus que l'efficacité d'une juridiction, en
l'occurrence internationale, ne saurait être évaluée en fonction de l’utilité
politique (« justice- spectacle politique ») qu’elle pourrait fournir
indirectement (appuyer certains narratifs politiques - aussi justes soient- ils
- et pointer du doigt certains accusés, comme le premier ministre israélien
Benjamin Netanyahou), mais essentiellement en fonction de sa capacité réelle à
dire le droit. D’ailleurs, il n’est pas à exclure qu’à long terme, l’effet escompté
pourrait ainsi être inversé : ignorer la réalité du volontarisme étatique en
droit international, c'est prendre le risque conséquent d'un échec judiciaire à
punir effectivement les dirigeants israéliens, ce qui serait de nature à
consolider l'impunité israélienne (« l’exception » israélienne par rapport au
non- respect droit international).
Quant à la CIJ (Cour internationale de justice), beaucoup
d’espoirs ont été nourris concernant la procédure engagée par l'Afrique du Sud
contre l'État d'Israël (Application de la Convention pour la prévention et
la répression du crime de génocide dans la bande de Gaza). Mais il suffit
d'observer le manque manifeste d’efficacité de ses mesures conservatoires -
celles de Janvier dernier, ou, plus récentes, concernant Rafah - pour arrêter
les violations du droit international humanitaire par Israël ; le Conseil de
sécurité de l’ONU, censé accompagner la CIJ en fournissant les moyens par
lesquels se concrétise l’effectivité du droit international, ne jouant pas son
rôle de maintien de la paix et de la sécurité internationales, notamment pour
imposer le respect des mesures conservatoires de la Cour. Les précédents
agissements d’Israël ainsi que d’autres Etats, comme la Russie (ayant ignoré
une ordonnance similaire de la Cour concernant sa guerre en Ukraine),
laissaient présager le manque d'efficacité de telles ordonnances. Par ailleurs,
notons que si la CIJ ne retenait pas, in fine, la qualification de
génocide, un tel échec juridique pourrait renforcer politiquement Israël, dans
un effet boomerang (l’intention spéciale ou dolus specialis, très
difficile à établir, rend le crime de génocide si particulier).
« Supériorité morale » : l’Occident nu
D’autre part, le discours de la supériorité morale de
l'Occident fut essentiellement bâti, après la seconde guerre mondiale, sur la
volonté affichée de cet Occident de respecter le droit international. Or, après
la chute de l’URSS, ce fameux « Rules-Based International Order »
a été torpillé par ses principaux promoteurs : l’Occident, mené par les Etats-
Unis, a multiplié (notamment campagne de l'OTAN contre la Yougoslavie en 1999;
invasion de l’Irak en 2003) l’emploi illicite de la force armée (sans
résolution du Conseil de sécurité de l'ONU : violation du jus ad bellum),
parfois sur des bases factuelles fallacieuses.
La porte du chaos dans « l'Ordre international libéral » fut
alors largement ouverte : ceci a créé des précédents que les adversaires de
l'Occident, comme le président russe Vladimir Poutine, utiliseront, à leur
tour, à leur avantage (particulièrement en Géorgie en 2008, en Ukraine à partir
de 2014 et en Syrie à partir de 2015). Par ailleurs, dispensant pratiquement
Israël de respecter le droit international, l’Occident a toujours traité l’Etat
hébreu comme une « exception » au « Rules-Based International Order »
: l'occupation prolongée (depuis 1967) de la Cisjordanie et de Gaza, ainsi que
du Golan syrien, en est un exemple parmi tant d'autres. L’actuelle guerre
contre Gaza, d’une violence inouïe (violations massives du droit international
humanitaire), a dévoilé davantage cette réalité aux yeux du monde, notamment à
beaucoup de ceux qui étaient encore réticents à l’admettre en Occident.
Par suite, aujourd’hui, ce n’est pas le droit international
qui est mort, mais ce serait plutôt la « supériorité morale » dont
l'Occident s'est paré, surtout après la seconde guerre mondiale, par
l'instrumentalisation du droit international (notamment en transformant ce
dernier en simple élément de son discours politique par rapport au reste du
monde).
En somme, en faisant tomber les masques discursifs et autres
illusions autour du droit international, la guerre à Gaza pourrait ainsi
constituer, contre toute attente, un « nouveau départ » pour ce droit: il
serait dorénavant plus judicieux de voir le droit international dans sa réalité
volontariste et de composer avec cette réalité pour essayer de le faire
avancer, plutôt que de s’enfermer dans une bulle idéaliste puis de déplorer -
non sans exagération – une prétendue « mort du droit international » à chaque
fois que la bulle est percée.
Face à ceux qui s’empressent de l’enterrer et/ou ses négateurs de tous bords, il est nécessaire de souligner que le droit international doit rester la référence régissant les relations internationales : il est le phare qui permettra de sortir du chaos qui va crescendo sur la scène internationale. A condition également, du côté politique, que le système international actuel (d'après la deuxième guerre mondiale), dépassé dans plusieurs de ses aspects, soit réformé en profondeur, en commençant éventuellement par le Conseil de sécurité de l’ONU (représentativité et mode de votation), notamment dans le but de garantir une certaine constance de la part des Etats dans le respect du droit international, ainsi que pour maintenir plus efficacement la paix et la sécurité internationales.
_______________________
[1] Qu’il
s’agisse de volontarisme unilatéral : théorie de l’autolimitation de Georg
Jellinek (1851- 1911) et de Rudolf von Jhering (1818-1892), de volontarisme
plurilatéral: théorie de la « Vereinbarung » de l’Allemand
Heinrich Triepel (1868-1946), ou surtout de positivisme volontariste de
l’Italien Dionisio Anzilotti (1867-1950).
[2] Grotius
considère que le droit naturel « consiste dans certains principes de la droite
raison qui nous font connaître qu’une action est moralement honnête ou
déshonnête selon la convenance ou la disconvenance nécessaire qu’elle a avec
une nature raisonnable ou sociable » (De jure belli ac pacis- Du
droit de la guerre et de la paix, 1625). La laïcisation de cette morale est un
apport considérable de Grotius par rapport à ses prédécesseurs, comme les
Espagnols Francisco de Vitoria (1480-1546) et Francisco Suarez (1548-1617).
Plus tard, les néo- jusnaturalistes, comme le français Louis Le Fur (1870-1943)
et l’autrichien Alfred Verdross (1890-1980), affineront la pensée de
Grotius : pour eux, le droit naturel est l’application de la justice dans
les relations internationales, non pas le sentiment subjectif de la justice,
mais la justice comme valeur éthique objective que l’on constate par
l’expérience et grâce à ses « sens spirituels ».
[3] Scelle,
qui affine la pensée de Léon Duguit (1859-1928), considère que le respect de la
solidarité sociale, comme fondement du droit, est une nécessité
biologique : la compromettre nuit indéniablement à la vie de la société et
de celui qui la compromet. « D’où viennent les règles de droit ? Du
fait social lui- même et de la conjonction de l’éthique et du pouvoir, produits
de la solidarité sociale » (Georges Scelle, Manuel de droit
international public, Montchrestien, Domat, 1948, p.6).
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