Au Moyen-Orient, notamment au Liban, une nouvelle langue
politique se propage de plus en plus vite. Si les mêmes signifiants que ceux de la langue arabe sont employés, les signifiés ne sont plus,
pour autant, les mêmes. On dirait qu'on est devant un florilège de faux homonymes. Ce phénomène linguistique est une caractéristique
intrinsèque aux régimes totalitaires, il existait aussi bien en Allemagne nazie (Goebbels) qu'en URSS. Nombre de soviétologues
dénonçaient la langue soviétique artificielle qu'ils différenciaient de la
langue russe authentique. Il est frappant de remarquer à quel point leurs
analyses sont applicables aujourd'hui à la « novlangue » de notre région.
1.- L'historien Alain Besançon résume ce phénomène : « Dans
un régime où le pouvoir est au "bout de la langue", l'impact de la
"langue de bois" donne la mesure exacte de l'impact du pouvoir. »(1) Un autre soviétologue, Michel Heller, considère que « la nouvelle langue est
donc, à la fois, un moyen de communication et un instrument de
répression »(2). Ainsi nous a-t-on incessamment répété pendant presque trente ans que ce qui liait le Liban et la Syrie n'était pas l'œuvre de
l'homme, mais celle de Dieu, et que la présence de l'armée syrienne au Liban
était nécessaire, légitime et temporaire. En réalité, il ne
s'agissait que d'une occupation militaire qu'il fallait maquiller par des mots.
En effet, Heller relève que « la logocratie – le pouvoir de
la langue – jouit d'une force monstrueuse, à laquelle il est particulièrement
difficile de résister. On assiste à une substitution des mots, du
sens, de la réalité » (p.303). Gérard Conio note que « les séquences vides et répétitives de la "langue de bois" dont la force
expressive est d'autant plus grande que le sens en est nul ressemblent à des
formules conjuratoires. (...) La vigueur de la forme remplace le vide
de sens. »(3). Aujourd'hui, on nous parle de résistance pour désigner un parti confessionnel ayant le privilège exclusif de s'armer en
violation du monopole étatique et qui assoit sa mainmise sur le pays. On
surenchérit à propos de Palestine, de victoires divines,
d'intransigeance face aux petits et grands Satans pour embellir le cynisme
géopolitique sur les tables de négociation et les rêves d'empire. On nous parle
de saints, alors qu'il s'agit de personnes faisant l'objet d'un mandat d'arrêt
devant un tribunal à caractère international. Dans un régime
voisin, on nous parle même de laïcité pour enjoliver un système confessionnel, « minoritariste » et discriminatoire à l'encontre de la
majorité de la population.
Avec ce type de langage, André Siniavski remarque
que « environné de mots boursouflés, l'homme vit dans une sorte
de monde imaginaire (...). La langue ne reflète pas la réalité, elle s'y substitue »(4).
2.- Selon Heller, « la langue est une arme capitale, la plus
puissante pour un État qui vise à transformer l'homme » (p. 274). Grâce à un certain discours, l'alliance indéfectible entre une
dictature théocratique et une dictature minoritariste veut progressivement
créer, à l'instar de l'homo sovieticus, mais sur d'autres bases, l'homo
wilayat faqihus-minoritarus. Ce dernier ne doit pas perdre son temps à se
divertir dans les boîtes de nuit. Par ailleurs, dans les décisions
importantes, notamment avant de sacrifier ses enfants dans une guerre, il ne
doit pas se fier à son intellect, ni à la science, ni à son niveau
académique, mais il doit revenir à ses jurisconsultes et suivre l'avis conforme
du guide religieux suprême. La boucle est bouclée : « L'État
détermine la signification des mots, il décide de leur emploi (...) Toute
tentative d'échapper au cercle, de parler une autre langue, de
comprendre ce qui, compte tenu de votre grade, vous est fermé, devient un
crime. » (Heller, p. 275).
3.- Heller souligne un autre privilège linguistique : «
L'autorité écrasante, indiscutable de la parole du guide vient, pour
l'essentiel, de ce que le guide a le droit de désigner l'ennemi. (...) Le mot qui
nomme l'ennemi doit être "frappant", se fixer facilement dans les
mémoires et contenir, dans sa sonorité même, une critique, un blâme ; il
doit toujours être vague, de manière à englober tous ceux qui, à un moment ou à un autre, ont le tort de déplaire au guide. » (p. 285). Le
discours idéologique peut stigmatiser l'adversaire comme traître (agent
d'Israël ou de l'Occident), ou créer la qualification de « takfiri » et
la généraliser (« milieu d'accueil du terrorisme »), ou même combiner les deux catégories puis appeler à une guerre préventive. Le tout sur
fond de rhétorique confessionnelle et alarmiste qui ravive les instincts
haineux aussi bien d'une prétendue revanche historique que d'une
contre- vengeance. En réalité, derrière ces accusations, il faut déceler un
soutien total à un régime tyrannique, une participation massive au
massacre d'un peuple et le maintien de la jonction entre les différentes
parties du croissant confessionnel.
Face à cette novlangue imposée, il est impératif de libérer
le langage de ses maux en rendant aux mots leur vrai sens.
« Cette cage des mots il faudra que j'en sorte
Je bats avec mes poings ces murs qui m'ont menti
Des mots des mots autour de ma jeunesse morte. »(5).
(1) Court traité de soviétologie, in : Présent soviétique et
passé russe, 1976, p.210.
(2) La machine et les rouages, La formation de l'homme
soviétique, 2e éd., Gallimard, 1994, p. 274.
(3) L'art contre les masses, Esthétiques et idéologies de la
modernité, L'âge d'homme, 2003, p. 146.
(4) La civilisation soviétique, Albin Michel, 1989, p. 263
(5) Aragon (Louis), Le roman inachevé, 1956.
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