Article publié en deux parties dans L'Orient- Le Jour du 13 Mars et du 14 Mars 2014.
Suite aux derniers événements en Ukraine, le Parlement de Crimée a déclaré de façon unilatérale, le 11 mars, l'indépendance de la péninsule. Le même Parlement avait décidé de la tenue d'un référendum, le 16 mars, pour le rattachement de la Crimée à la Russie. De tels actes soulèvent plusieurs questions de légalité au regard du droit international. Il ne s'agit que d'en aborder brièvement les plus essentielles en essayant d'y apporter des prémices de réponses. Dans quelle mesure la sécession de la Crimée serait- elle couverte par le droit des peuples à l'autodétermination invoqué par le Parlement de Crimée dans sa déclaration d'indépendance et par le président russe? Et dans quelle mesure l'intervention armée de la Russie est-elle susceptible d'entacher d'«illicéité» cette sécession?
I.- Le droit à l'autodétermination: une applicabilité difficile au cas de la Crimée
La Charte des Nations unies consacre le «principe de l'égalité de droits des peuples et de leur droit à disposer d'eux-mêmes» (principe de Wilson) comme un de ses principes fondamentaux (art. 1, §2; art. 55). Bénéficiant d'une opinio juris solide(1), ce principe a valeur de droit coutumier, il est opposable aux États indépendamment de toute reconnaissance par voie conventionnelle. Ce principe couvre essentiellement les cas d'autodétermination interne(2). Il s'agit de la reconnaissance, par un État multinational, des droits des minorités qui existent à l'intérieur de ses frontières. Or, l'État ukrainien octroie déjà, dans sa Constitution (Titre X), le statut de république autonome à la Crimée. Avec cette dernière déclaration d'indépendance, il n'est de toute évidence pas question d'une simple autodétermination interne.
A. L'autodétermination dans le respect de l'intégrité territoriale
Le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes n'englobe pas, en principe, l'autodétermination externe, c'est-à-dire celle qui conduit à une sécession, parce que cette dernière se heurte au principe du droit des États (l'Ukraine en l'occurrence) à leur intégrité territoriale. La Cour internationale de justice (CIJ) «rappelle que (ce) principe... constitue un élément important de l'ordre juridique international et qu'il est consacré par la Charte des Nations unies, en particulier au paragraphe 4 de l'article 2» (Avis consultatif du 22 juillet 2010 sur la conformité au droit international de la déclaration unilatérale d'indépendance relative au Kosovo). D'ailleurs, dans ses résolutions réaffirmant le principe du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, l'Assemblée générale des Nations unies (AGNU) tempère souvent en soulignant que «cela ne devra pas être interprété comme autorisant ou encourageant toute mesure de nature à démembrer ou compromettre, en totalité ou en partie, l'intégrité territoriale ou l'unité politique d'États souverains et indépendants respectueux du principe de l'égalité des droits et de l'autodétermination des peuples et, partant, dotés d'un gouvernement représentant la totalité de la population appartenant au territoire, sans distinction aucune»(3).
B. La décolonisation et les cas assimilés : non applicables à la Crimée
Le droit international prévoit, cependant, certaines exceptions limitativement énumérées où un peuple peut exercer son droit à l'autodétermination externe. Les Nations unies reconnaissent aux peuples soumis à la colonisation («subjugation, domination ou exploitation étrangère»)(4), à l'occupation (ex: territoires palestiniens occupés par Israël) ou à un régime de discrimination raciale (ex: Apartheid) d'exercer leur droit à l'autodétermination externe. Dans ces trois cas, le droit international reconnaît même aux peuples qui luttent contre l'oppression d'employer la force armée dans le cadre d'une guerre de libération nationale (art. 1.4 du Protocole additionnel I aux Conventions de Genève relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux). Il est difficile de considérer que le cas de la Crimée puisse correspondre à l'une de ces trois hypothèses. Ayant fait l'objet d'une cession volontaire et librement consentie en 1954 de la part de la République socialiste fédérative soviétique de Russie à la République socialiste soviétique d'Ukraine, on voit mal comment on pourrait considérer la Crimée comme un territoire colonisé ou occupé par l'Ukraine. Et compte tenu des larges prérogatives que réserve la Constitution ukrainienne à la République autonome de Crimée (articles 137 et 138), il serait injuste d'affirmer que le peuple de Crimée soit soumis à un régime de discrimination raciale. Les historiens et politologues spécialistes de l'Ukraine pourront apporter des réponses plus approfondies en la matière.
II.- Une sécession en dehors des cas autorisés par le droit à l'autodétermination
L'éventuel rattachement de la Crimée à la Russie correspondrait plutôt à une sécession non couverte par le droit à l'autodétermination (voir L'Orient-Le Jour du jeudi 13 mars 2014).
A.-La sécession comme fait politique interne
En principe, la sécession est essentiellement un fait politique interne. Quelle que soit sa légalité constitutionnelle, la sécession reste indifférente au regard du droit international, en application du principe de non-ingérence dans les affaires internes d'un État (autonomie constitutionnelle). La CIJ considère « qu'aucune interdiction générale des déclarations unilatérales d'indépendance ne saurait être déduite de la pratique du Conseil de sécurité » (Avis consultatif, Kosovo, op. cit.). Tant que la sécession ne se transforme pas en conflit international menaçant la paix et la sécurité internationales, rien ne peut autoriser la communauté internationale à intervenir dans les affaires internes de l'État concerné. Le droit international intervient a posteriori. Les États tiers attendent généralement la déclaration d'indépendance du nouvel État sécessionniste pour le reconnaître, ou non (ex : la sécession du Monténégro). Les États tiers ayant des mouvements séparatistes sur leur sol (ex : Espagne) seront naturellement les plus réticents face à ce genre de reconnaissance. Le contrôle effectif du territoire constitue le critère selon lequel le nouvel État va s'imposer comme un fait au droit international.
B.- L'illicéité des sécessions accompagnées d'un recours illicite à la force
En revanche, le droit international ne peut rester indifférent face à une sécession si elle est accompagnée d'un recours illicite à la force, notamment quand un tel recours est l'œuvre d'un État tiers. La résolution 2625 (XXV) de l'Assemblée générale (ONU, op. cit.) tempère sa réaffirmation du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes en soulignant que : « Tout État doit s'abstenir de toute action visant à rompre partiellement ou totalement l'unité nationale et l'intégrité territoriale d'un autre État ou d'un autre pays. » Le Conseil de sécurité (ONU) a condamné les déclarations unilatérales d'indépendance qui vont de pair avec un emploi illicite de la force armée, considérant de telles proclamations comme « juridiquement nulles et non avenues » et demandant expressément à tous les États de ne pas reconnaître les nouvelles entités autoproclamées : Rhodésie du Sud (Rés. 216 (1965) et 217 (1965)), nord de Chypre (Rés. 541 (1983)), Republika Srpska (Rés. 787 (1992)). La CIJ « relève – 5 – que (...) l'illicéité de ces déclarations découlait donc non de leur caractère unilatéral, mais du fait que celles-ci allaient ou seraient allées de pair avec un recours illicite à la force ou avec d'autres violations graves de normes de droit international général, en particulier de nature impérative (jus cogens) » (Avis consultatif, Kosovo, op. cit.). Une telle position ne peut qu'être saluée parce qu'elle respecte le principe de la prohibition de l'annexion, principe réaffirmé par la CIJ dans son Avis consultatif du 9 juillet 2004 sur les conséquences juridiques de l'édification d'un mur dans le territoire palestinien occupé.
Quant au Kosovo que Poutine évoque comme précédent de sécession sans même avoir reconnu son indépendance, la CIJ considère, dans son Avis consultatif du 22 uillet 2010 (op. cit.), que « dans le cas du Kosovo, le Conseil de sécurité n'a jamais pris une telle position ». En d'autres termes, le Conseil n'a pas considéré que la déclaration d'indépendance du Kosovo s'est accompagnée d'un recours illicite à la force, d'autant plus que cette déclaration est intervenue après deux ans de négociations ayant abouti à l'échec entre la Serbie et les autorités kosovares sur le statut de la province. La Cour a jugé, par suite, que la déclaration d'indépendance du Kosovo, adoptée le 17 février 2008, n'a pas violé le droit international. Le cas de la Crimée est bien différent de celui du Kosovo. L'envoi de troupes russes supplémentaires en Crimée à quelques jours du référendum s'apparente clairement, et malgré les tentatives de déguisement, à un usage illicite de la force armée. La demande à la Russie d'intervenir, émanant du président ukrainien déchu se trouvant sur le sol russe, ne saurait constituer une base légale à l'intervention russe. En dehors d'une résolution du Conseil de sécurité l'autorisant expressément, l'intervention russe en Crimée ne pourrait être qu'illégale. C'est Poutine lui-même qui l'affirmait solennellement, septembre dernier, en ce qui concerne la Syrie. Une sécession de la Crimée, allant de pair avec un tel recours illicite à la force de la part de la Russie, serait par suite illicite au regard du droit international. L'absence probable de condamnation de cette sécession de la part du Conseil de sécurité (veto russe) ne changera pas grand-chose à sa nature illicite. Le cas de la Crimée serait alors à rapprocher de ceux de l'Ossétie du Sud et de l'Abkhazie. L'indépendance autoproclamée des deux républiques séparatistes, obtenue suite à l'intervention armée de la Russie en Géorgie en 2008, n'a toujours pas été reconnue pas les Nations unies (5).
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(1) A.G.N.U., Rés. 1514 (XV), 14 déc. 1960 ; C.I..J., Avis consultatif du 21 juin 1971 (Namibie) ;
Avis consultatif du 16 octobre 1975 (Sahara occidental).
(2) Daillier (P.), Forteau (M.), Pellet (A.), Droit international public, 8e éd., LGDJ, 2009.
(3) A.G.N.U, Rés. 50/6, 6 novembre 1995. Voir A.G.N.U., Rés. 2625 (XXV), 24 octobre 1970 ; Acte final de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe, Helsinki, 1975 (article IV) ; Déclaration de Vienne du 25 juin 1995 de la Conférence mondiale sur les droits de l'homme.
(4) A.G.N.U., Rés. 1514 (XV), op. cit.
(5) Russie, Nauru, Nicaragua, Tuvalu, Venezuela sont les seuls à reconnaître cette indépendance.
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