Schizophrénie géographique



Article publié dans L'Orient- Le Jour du 10 Avril 2014

D'abord, tu arrives. Un nouveau bord. Une belle rive. Hudson, Saint-Laurent, Tamise ou Seine. Tu veux cacher ta peine, mais c'est à peine si tu y arrives. Le regard te trahit. L'angoisse gémit dans le froid de la solitude. Les tourments de la vicissitude te hantent au fil des heures. Tu traînes dans des lieux inconnus. L'hiver sans cœur frappe un cœur tout nu. Tu es loin des tiens, dans la pénombre du matin. Le ciel est gris. La nostalgie crie. Tu n'émigres pas, non. Tu te sépares de toi-même, tu t'aliènes.

Cours et prends ton envol, toi l'immigré. Oublie maintenant ton sol, tais tes regrets. Saute dans le métro. Les portes sont ouvertes. Les visages sont fermés. Ils sont toujours en alerte. Souriants ? Jamais !
Trouve-toi un logement, cours !

Puis cours à ton cours, va achever tes études. La faille sera, après, de trouver un travail. « Désolé, temps de crise, la situation s'enlise, toutes les places sont déjà prise. » Ta colère s'attise. Dimanche à la laverie. Lundi à la mairie. Longue file devant la préfecture. Le stress à l'état pur. Tu te déplaces tous les jours. Vive le titre de séjour !
Tu ne vis plus, non. Tu survis.

Même les virements à la banque ont un goût amer. Oui, ils te manquent, ton père et ta mère. Trois petites bises. Au revoir. Rien de plus. Tu avais peur de craquer en les quittant. Elle feignait de sourire pour t'encourager. Des yeux humides sans pleurer. Des lèvres s'agitant sans parler. Son regard était figé par l'amertume, tellement lointain, jusqu'à ta destination.

Des valises de géants. Tu crois transporter ton Liban. Messages, réseaux sociaux et infos condensées deviennent ta nicotine quotidienne, tes battements cadencés. Deux horloges sur l'écran de l'ordinateur. Deux prévisions météo sur le smartphone. Deux villes pour te résumer sur Facebook. Ton double serait-il resté au Liban ? Du Dostoïevski, mais pas que sur les pages d'un roman. Tu stockes, tu cuisines, tu manges libanais. Pourvu que le goût, que l'odeur t'y emportent, pour un instant, pour un petit moment, pour une seconde seulement !

Nietzschéen à ta façon, tu vis par-delà l'ici et l'ailleurs. Après tout, la schizophrénie géographique est la tradition de ton peuple. Gebran, Nu'ayma, Stétié, ou Maalouf ne racontent-ils pas, tous, le Liban, pour combler le vide de l'éloignement ?

Tu appelles le pays. Tous les moyens sont bons. Tous les jours. Tous les deux jours. Une fois par semaine. Occasionnellement. J'avais du boulot. J'ai oublié. Demain, peut-être. Même la plus passionnée des âmes, la plus brûlante des nostalgies se trouvent domptées, dressées par la routine, marchant au pas lent et langoureux des années qui galopent pourtant. Le cœur durcit, il n'a plus froid, non. Il a gelé. Parfois, tu perds la boussole. Tu plonges dans les extrêmes, le racisme contre toi-même, les surenchères louches. « Regardez, je suis comme vous, de pure souche ! » Dans le secret du soir, les masques tombent. Seule Fayrouz peut alors te consoler. Sa narji'ou yawman. Mais il tarde à venir, ce fameux jour, depuis des années.

Arrive l'été. Tes économies s'envolent en prix de billets. Les vacances au Liban, l'opium des expatriés. Bienvenue à l'aéroport ! Tu exhibes ton deuxième passeport. Ta famille t'attend. L'accueil est royal. Une nouvelle ancienneté vous surprend. Tu remarques discrètement leurs rides. Ils comptent tes premiers cheveux blancs. Ahla w sahla et c'est parti, entre Gargantua et Pantagruel, c'est le défi ! On rigole, on danse, on se marie, on enfume ses soucis, on s'abreuve de soleil, on dévore la vie. Mais ça sent le souffre rance. Très fort. L'anxiété rôde. Le cœur est inquiet. Dans ta tête, il grêle, du Baudelaire et du Brel. Tu dois requitter.

« Loin du Liban, riche et content. » Oui, bien sûr. Blague de mauvais goût. Mensonge. Foutaise. On t'avait promis le bonheur. Tu as trouvé son mirage. On t'avait juré l'Eldorado. Tu as découvert le marteau des impôts et l'enclume du chômage. Non, rien ne remplace le pays d'origine, même pas la réussite ailleurs. Non, ailleurs, tu n'épargnes pas, mais tu t'épargnes du pire. Tu épargnes à tes enfants ce que tu as connu, enfant. Tu n'oublieras jamais le bruit des bombes. Tu ne veux plus entendre le discours des tombes. Même Ulysse est rentré chez lui après dix ans de périple. Mais pas toi. Après toutes ces années d'exil, que reste-t-il encore de toi ? Ce qui reste d'une salle de fêtes après le départ des invités ? Du maquillage d'une femme après un rendez-vous raté ? Ou d'une rose dans la main d'un amant plaqué ? Condamné à errer, ton cœur a sa nation que la raison ne connaît point. Pauvre de toi !
Même si tu frimes. Pauvre, comme cette rime.

La nuit rend ses derniers soupirs. Lui aussi, mais au fleuve qui les emporte. Il est assis, seul, sur son bord. Il se tut. À l'horizon, le soleil se lève. L'infatigable espoir du retour, aussi

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