Bienvenue au monde. C'est la guerre. Ouvre les yeux, admire
les cratères. 155 ou 240
millimètres ? se demande, déjà, ton petit être. Tu deviendras vite un mélomane de la peur, un gourmet de
l'horreur. Des sifflements de missiles pour une salade de roquettes. Avions de chasse et projectiles. Un franc-tireur! Baisse la tête ! Les
sacs de sable meublent ta chambre. Les rues sont vides, empestées d'abus. Tu
joues avec des carcasses d'obus. Mais souris! La vita è bella!
Devant l'ingéniosité de tes parents, même Benigni paraît comme un débutant. On
t'a dit.
Le soir, tu fais tes devoirs scolaires à la lumière tamisée
d'une bougie, d'une lampe à huile antique ou au luxe du gaz. Tes leçons de préhistoire fuiraient-elles la monotonie des livres ? Elles
s'invitent à ton présent. Découvre aussi l'avant-garde du design moderne.
Batterie de voiture au milieu du salon. Néon et télévision.
Générateur électrique assourdissant. La douche écologique au récipient. Mais
attention ! Ce n'est jamais grave. Tu vois ? Le courant est rétabli !
Applaudis ! On t'a dit.
Entre joie et terreur, vous allez visiter la famille,
là-bas, dans l'autre secteur. Les flashs infos sont votre GPS déjà. Au seul
point de passage, l'humiliation se fait en plein air. Fouilles et
questionnaires. Les regards sont condescendants. Ils prennent tout leur temps.
Tu quittes le premier côté, le Liban. Les aiguilles de ta montre tournent
à la place des roues de la voiture. L'acier et la poudre dialoguent au-dessus
de ta tête. Tes nerfs crament pour un seul kilomètre. Tu arrives,
enfin, au deuxième côté, au Liban. Le même cérémonial t'attend. Dans ce capharnaüm de l'absurde, beaucoup de gens patientent, malgré
tout, aux deux entrées. Ce sont les médicaments antischizophréniques du Liban. Ils le soignent, ils le relient à lui-même, ils
traversent tous les jours. Tu vois ? C'est une toile de Dali. Le surréalisme
n'est pas exposé au musée national. Il est reconstitué en trois dimensions
dans ses alentours. On t'a dit.
Mabrouk ! La guerre est terminée. Sujet tabou, il ne faut
plus en parler. C'était la faute de l'étranger. Collective est l'amnésie,
générale est l'amnistie. Tout le monde est blanchi, sauf ceux qui gênent
le Big Brother. Dorénavant, il parraine l'espoir. Il se dévoue noblement à son voisin immature. Il doit éteindre le feu, superviser la
reconstruction, cautionner la libération. Tu vois ? Son omniprésence
asphyxiante est nécessaire, légitime et temporaire. Orwell en serait fier.
On t'a dit.
Une éclipse de quinze années. Mais ton passé te rattrape. Tu
as cru l'avoir dépassé ? Tu l'as juste refoulé. Il te guettait, il
s'impatientait, il t'attendait au premier virage. Il va t'exploser au visage.
Assassinats, voitures piégées et combats de rue se font concurrence. Le cauchemar reprend de plus belle. Le pompier est resté pyromane. La
haine jubile. Elle est, de nouveau, la reine des cœurs. Ses lettres les plus
sombres noircissent le papier de nombreux discours. Ses notes
rythment la cacophonie funèbre de plusieurs médias. Les revenants sont partout. Mais t'inquiète, on s'occupe de tout ! On colle. On bricole.
Les délabrements routiers sont dissimulés. Les lois sociales sont bâclées. Même
l'appartenance confessionnelle, il est désormais possible de
la rayer. À chaque problème, son miracle. Il disparaît ! On t'a dit.
Aie confiance en l'avenir du Liban ! À son sacre, il faut te
fier, toi, génération sacrifiée. Quel Liban ? Quelle version ? On t'a dit
patrie, mais confession, démocratie, mais populisme, changement, mais
népotisme, souveraineté, mais deux armées, indépendance, mais vassalités, Constitution, mais amendements, institutions, mais blocages,
adversaire national, mais coalition gouvernementale, élections au Parlement, mais désignation par l'extérieur, pouvoir exclusif de
l'État, mais réunion de famille à l'intérieur, voisin tyrannique, mais
protecteur, « get out, right now ! », mais « ne me quitte pas ! », pause
respiratoire. Mais pollution ; droits fondamentaux, mais femmes battues ; solidarité
sociale, mais pauvreté dans les rues ; économie libre, mais dette accablante ; hospitalité, mais racisme ; culture, mais élitisme ; études
et diplômes, mais pistons et chômage. Bref, tu vois toutes ces virgules? T'en
es une. On t'a dit.
Pars ! Non, reviens ! Arabe! Non, Phénicien ! Un déluge de
débats inutiles t'engloutit. Un champignon de fissions futiles t'éblouit. Même
le pronom rassembleur a été communautarisé dans le pays des «
nous » qui s'opposent. Mais attention, tu es libanais. Un être unique, génial,
exceptionnel, universel ! À ton tour, d'ailleurs, de
perpétuer l'ethnocentrisme ridicule. Aa'belik! Nefrah mennak! On t'a dit.
En moyenne, tu es trentenaire. Dans tes plaies, se grave ta
terre. De tes années, se gave la guerre. On t'a tout dit et son contraire. Et
toi ? Vas-tu encore te taire ?
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