Rupture racinienne



Article publié dans L'Orient- Le Jour du 06 Juin 2014. 

Hélas, ils ne sont toujours pas en mesure de se marier. Entre le rouge et le noir, leur colère peut varier. Il est recroquevillé sur son siège. Son chagrin déborde, il les assiège. Dépourvue d'armes, elle emploie des lames de son cru. Elle verse des larmes, elles le tuent. Ils s'étaient croisés, connus, appréciés, rapprochés, aimés, adorés. Tout allait bien. Jusqu'au moment où ils ont dû rencontrer les parents. Sans le savoir, ils ont déclenché un ouragan.

L'accueil était mitigé. Délégations officielles et sourires officieux. Ballet diplomatique et échanges creux. Phèdre les attendait, elle est reine au pays du Cèdre. Une fois assis, les bombardements verbaux ont commencé. Des salves de questions, de toutes parts balancées. Examinons le CV, la bonne famille et la lettre de motivation. Étudions ce relevé de compte, le bilan patrimonial et les bonnes fréquentations. Propriétaire ou locataire? Attention, c'est ma fille chérie, qu'elle m'enterre ! Très dérangés, les parents auraient préféré un mariage arrangé. Mais bon, les rounds de négociations s'enchaînent. Astérix découvre ses douze travaux. Entre deux parties de tarot, parlons des noces de Figaro. Décidons de l'église, l'imam, la salle, le nombre des invités. Choisissons la robe, les fleurs, le cameraman, le printemps prochain ou l'été. Des bijoux en or? Quelle horreur! Plutôt des diamants, quelle splendeur!
Des familles qui s'unissent, des proches qui s'immiscent. Des nez curieux plongent jusqu'aux moindres détails. Sans pudeur, ils les dirigent comme du bétail. Les fiancés, changez-moi cette liste de mariage. Arrête, enlève ta main, on nous suit, reste sage! On lui recommande d'affirmer toute son autorité, de la télécommande jusqu'au taux de natalité. Quant à elle, on lui imposera des cours d'éducation sexuelle, seulement la veille du grand jour. Ne le gâte pas trop, les hommes sont tous des vautours. Des versions contradictoires, pleines de lacunes. Yallah, bon courage et sans rancune !
Tout cela pour assister à un énième épisode du même feuilleton. Zaffeh, tour d'honneur, danse, dîner et tarte au béton. Feydeau et Offenbach retrouvent la scène. Les opéras-bouffes se concrétisent sans peine. Ego, décolletés et coiffages sont calibrés à la même pression de gonflage. Les femmes se fusillent du regard. À défaut de fer, les hommes croisent le cigare. Les artifices surchargés s'articulent comme une bielle. Ils paradent toute la soirée puis explosent, en feu, dans le ciel. Il est déjà minuit ? Bravo, mission accomplie !
Un conte de fées pour doux rêves, sauf que leur réalité est un cauchemar entre deux trêves. « Ces gens-là », que Brel connaît bien, leur demandent de « jouer les riches », alors qu'ils n'ont « pas le sou ». Après des années d'études, ils n'ont droit qu'à un salaire de misère. Crédits, doubles factures et impôts leur bouchent les artères. Scolarité des enfants, santé et un peu de pain, cela peut désormais leur coûter un rein. Pour gravir les échelons et redresser leurs gains, ils doivent souvent se courber et baiser des mains. Pour eux, fonder un ménage devient un tour de manège, de quoi s'éclater les méninges. Bref, entre les exigences sociétales et les possibilités sociales, leur humiliation est colossale.
Ils sont issus de la classe moyenne, celle qui s'accroche par tous les moyens, celle qui lutte pour survivre dans tout ce boucan. Ce sont eux les derniers des Mohicans. L'œuvre de Fouad Chéhab vit ces derniers jours. Même Descartes a été mis à jour. Dorénavant, ils doivent beaucoup avoir pour être. Penser est révolu, le principal a disparu. Les auxiliaires dominent l'équation, vive le superflu ! Pour eux, Liban et ambition deviennent un oxymore. Réaliser leurs rêves est difficile, à moins de virer de bord.
« Notre pays ? Nous lui en voulons de ne plus vouloir de nous. Il vénère les parures, un complexe que rien ne dénoue », lui dit-elle dans un sursaut d'amertume. « Notre couple ? Cette culture du bling-bling le happe et le fêle. Dis-moi, que me laissera-t-elle ? » lui demanda- t- il. « De ta photo sur mon bureau, un souvenir enfoui entre les pages ? De mon Smartphone, la batterie durable d'un mobile au chômage? De cette alliance de grande marque, sa marque rouge sur mon doigt ? De notre refuge dans cette voiture, ton odeur sans ta voix ? Mon cou supportera-t-il la chaîne de tes vides ? Elle le brisera. » Non, leur amour ne mérite pas la fin d'une tragédie de Racine. Ils le sauveront de l'esprit étroit, ils rompront leurs racines. Eux aussi attendront cette « immigration », puis s'arracheront de leur terre. Ils feront un petit mariage avant de rejoindre la distance carnassière. Par les frimeurs, ils seront alors excusés et bénis. Le visa est un luxe, il remplacera la grande cérémonie.
Ils se marièrent, vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants. Mais loin, très loin de leur clan. Fin.

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