L’Homo webus hainus

 


Article publié dans L'Orient- Le Jour du 24/01/2015.

Qui suis-je ? Un indice : les attentats de Charlie Hebdo m'ont révélé davantage sur le Web. Top, c'est parti !


1) Crispé dans mon fauteuil, boulimique compulsif de la peur, j'aime ma haine bien crispy dans une noisette de démagogie pour remplacer le beurre. Si mon ancêtre, l'Homo erectus, a découvert le feu, j'ai découvert comment l'attiser et le répandre par la crasse huileuse de mes propos. 


À peine un terroriste est-il tué qu'il devient mon « martyr ». À longueur de journée, je fais l'apologie du terrorisme. M'étant bien lavé le cerveau sur les sites jihadistes, mes commentaires dégoulinent de haine. Toutes les excuses sont bonnes pour justifier ma rancœur. Tantôt c'est la pauvreté et la misère, tantôt mon sentiment d'être marginalisé par la société, parfois un problème de recherche d'une identité encore perturbée ou la crise d'adolescence d'un éternel rebelle antisystème qui ne veut pas grandir. 


Esprit obtus et moisissant, victime de mon ignorance égocentrique, mon équation dans la vie est simple : je suis l'islam, et l'islam c'est moi. En dehors de moi, point de vérité, que des « mécréants » et des traîtres. Me plaignant toujours de la discrimination, je ne mesure pourtant jamais l'étendue de mon propre racisme, ni l'énormité du risque des répercussions que je fais encourir à mes coreligionnaires qui, pourtant, partagent souvent les mêmes conditions sociales que moi.


2) Grand théoricien du complot, féru d'intrigues policières et de suspense hitchcockien, je détrône Agatha Christie par le flot de mes idées. Adepte de l'esprit critique en apparence, je suis en fait tombé dans la marmite du sophisme. J'éclipse Descartes, je doute de tout, sauf de mes analyses farfelues. Je dépasse Freud en scrutant l'inconscient du crime. Je suis un spécialiste de la main invisible, pas celle d'Adam Smith qui régule le marché, mais celle qui se cache derrière tous les attentats. Élémentaire, mon cher Watson ! 


Mon champ lexical se résume à : services secrets, francs-maçons, loges, Illuminati, gouvernement mondial, complot international. Non, « ceci n'est pas une pipe », est ma devise. Je me méfie de « la trahison des images ». Croyant partager la perspicacité, la lucidité et La Clairvoyance de Magritte, je dessine déjà un oiseau volant juste en regardant l'œuf qui le contient encore. Mon surréalisme policier s'expliquerait, en réalité, par le fait que ma haine de l'autre est telle qu'il m'est impossible de lui reconnaître le droit d'avoir mal, de pleurer ses morts, de faire son deuil. Je l'envie même de sa souffrance. Alors, pour essayer de ridiculiser sa peine, je me contente de nier l'évidence.


3) Linguiste-illusionniste à mes heures perdues, roi de la magie noire des mots et des glissements sémantiques, je jongle avec les suffixes. Islamophobe, je m'autoproclame directement islamologue. 


À faire sursauter Henri Lammens, Régis Blachère, Henri Laoust, Claude Cahen et autres orientalistes arabisants de renom, je vais débiter tous les clichés autour des différentes écoles juridiques (fiqh) ou théologiques ('ilm al-kalâm) que j'ai butinés, notamment sur les sites de l'internationale fasciste. 


Adepte des amalgames, je ne vois la violence que dans l'islam. Je ferme l'œil sur beaucoup d'autres religions qui regorgent de versets de la même nature. À faire pâlir Ibn Kathir, Ibn el-Qayyem, al-Souyouti, al-Tabari, al-Qourtoubi, al-Zamakhchari; à faire blêmir al-Toussi, al-Razi, al-Tabataba'i, al-Chirazi et tous les autres grands exégètes du Coran à travers les siècles, je m'érige en savant de fortune. 


J'occulte complètement les circonstances de la révélation de certains versets incitant à la guerre, je les sors de leur contexte historique précis, je généralise leur portée et l'étends au présent. 


En fait, peut-être sans le savoir, je partage exactement le même littéralisme dans lequel se bornent, en marge de l'islam, les jihadistes, et j'œuvre activement à le répandre. Comme un serpent qui se mord la queue, j'alimente ma propre peur. 


Poussant mes aptitudes philologiques à l'extrême, je réussis parfois même à me faire passer pour un islamophile. En effet, j'adore les quelques musulmans, toujours de service, qui opteraient pour la complaisance servile et préféreraient s'aplatir, au nom de la « libre pensée », devant l'ardeur de mon arrogance. Je les dorlote même, ce sont mes chers « béni-oui-oui ».


Au fond, apologiste du terrorisme, conspirationniste ou islamophobe, je suis, quel que soit mon camp, le même. Je ne conçois pas l'autre dans sa réalité humaine semblable à la mienne, mais en tant que fantasme phobique. Je ne dialogue pas avec l'autre, je monologue en face de lui, je marmonne contre une peur. 


Renfermé dans mon autisme intellectuel, impuissant face aux changements du monde, j'ai peur du vrai bonheur qui ne peut se vivre que partagé. Alors, rien ne vaut une bonne session d'onanisme verbal devant l'écran de mon ordinateur.


Je suis ? Je suis ? Je suis? L'homme de masse peut-être ? 


« La principale caractéristique de l'homme de masse n'est pas la brutalité ou le retard mental, mais l'isolement et le manque de rapports sociaux normaux » (Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, tome 3 : Le système totalitaire). 


Sacré champion !

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