Basculement
stratégique. Ingéniosité tactique. Coup de maître. D'une pierre plusieurs
coups. Événement charnière dans l'histoire contemporaine. Reconfiguration
totale du Proche-Orient. Bismarck du XXIe siècle. Homme le plus puissant du
monde.
Passionnées ou objectives, intéressées ou impartiales, extrêmes (droite ou gauche) ou modérées, militantes ou académiques, fantaisistes ou très sérieuses (voir, par exemple, le numéro de novembre 2015 du Monde Diplomatique), depuis le 30 septembre dernier, les plumes les plus diversifiées, et pas des moindres, s'en vont piocher dans les méandres des panégyriques pour ne pas tarir en éloges ni manquer de louanges envers le maître du Kremlin, ainsi que pour vanter ce qu'ils dépeignent comme les mérites exceptionnels de sa décision d'intervenir militairement en Syrie. Révélant au grand jour la plénitude de leur talent littéraire, ces mêmes auteurs s'érigent également en maîtres du pamphlet pour casser de l'anti-Poutine. Accusant de tous les noms, notamment de passéisme et de suivisme néoconservateur aveugle, tous ceux qui osent encore rechigner au culte de leur génie adoré de la géostratégie, ils les réduisent en cendre par les braises de leurs brûlots.
Réveillant Grotius de son long sommeil qui dure depuis le XVII e siècle dans les cours d'histoire du droit international, certains vont même jusqu'à ressusciter la doctrine de la guerre « juste » de ses cendres, et qualifient l'intervention russe de guerre « sainte ». Faisant fi de la réalité contemporaine du droit des gens qui consacre, depuis le Pacte Briand-Kellog de 1928, la prohibition de la guerre (sauf légitime défense) en tant que principe fondamental du jus ad bellum (le droit de faire la guerre), ils renient ainsi presque tout un siècle de progrès du droit international. Se bornant à exhiber la sollicitation par le régime sanguinaire de Damas qui pourrait fournir une exception à ce principe et une base légale, quoique fragile et controversée, à l'intervention russe (mais aussi à celles de l'Iran et des différents groupes armés non étatiques qu'elle commande) en Syrie, les défenseurs de cette Sainte-Alliance-Caviar font pourtant semblant d'ignorer qu'une telle sollicitation ne saura jamais conférer à cette intervention une quelconque légitimité (cf. le débat légalité/légitimité dans le jus ad bellum, par ex : lors de l'intervention de l'Otan au Kosovo en 1999).
Le tapage
médiatique polyglotte orchestré autour de l'intervention n'est pas sans
rappeler la propagande soviétique. Certaines Fox News russes aujourd'hui,
critiquant dans le passé les méthodes de la chaîne néoconservatrice américaine
pendant les multiples interventions de l'Oncle Sam, avaient ainsi longtemps
essayé de feindre une noble posture de défense du droit des peuples dont
raffole l'audimètre, mais qui s'est vite avérée, à la première occasion, n'être
qu'une imposture d'un disciple qui ne cherche qu'à surpasser son maître.
Trêve de fascination et d'envoûtement, qu'en est-il réellement, plus d'un mois plus tard, de la pertinence politique de la décision de la Russie d'intervenir en Syrie ? Faite strictement à la lumière d'éléments factuels, l'évaluation de cette décision ne peut être très positive. Avec une nette majorité de frappes aériennes dirigées non pas contre l'OEI, mais contre les combattants de l'opposition modérée, notamment ceux de l'Armée syrienne libre (voir, par ex, les rapports de l'Institut pour l'étude de la guerre américain, ISW), la feuille de vigne est tombée : le but réel de l'opération russe n'est clairement pas celui, affiché, de combattre le terrorisme international, mais plutôt d'apporter un soutien effectif à un despote contre son peuple et à un axe régional contre un autre.
Sur le terrain des opérations, le bilan mensuel
est assez décevant pour les Russes et leurs alliés (voir l'excellente synthèse
de Anthony Samrani, « Pourquoi le régime syrien n'avance pas, malgré
l'intervention russe », L'OLJ du 07/11/2015). Les missiles TOW lancés par
les combattants de l'Armée syrienne libre y ont joué un rôle primordial. Par
ailleurs, la flotte russe peut se vanter de la renommée caspienne des
esturgeons et de leur caviar, mais moins de la réputation casse-pieds de ses missiles
dignes d'un mauvais canular. Après l'écrasement d'un avion russe dans le Sinaï,
la Russie a fini, après maintes tergiversations, par suspendre ses vols vers
l'Égypte et à reconnaître ainsi implicitement la nette recrudescence de la
menace terroriste, malgré son intervention en Syrie. La débandade s'annonce
bien précoce pour le symbole de la virilité.
Cumulés, tous ces éléments
seraient de nature à modifier progressivement la perception qu'a le peuple
russe de l'oukase de son président ayant décrété, par surprise, l'intervention
en Syrie. Si elle ne s'accompagne pas d'une stratégie politique parallèle pour
éradiquer la principale cause de la naissance, du développement et de
l'expansion du terrorisme que constitue le régime syrien, une telle intervention
est susceptible de déstabiliser encore plus ce bourbier de la planète où tout
se mêle dans un désordre parfait (le politique, au confessionnel, à
l'ethnique), cette foire internationale qui draine tous les extrémistes du
monde, ce grand souk Oukaz de l'anarchie extra-étatique et des règlements de
comptes régionaux que devient le Proche-Orient depuis 2003.
N'étant ni la Tchétchénie, ni la Géorgie, ni l'Ukraine où Poutine est le seul maître régional, la Syrie serait en voie de l'engloutir dans les sables mouvants de l'« Orient compliqué ». Son image en sortirait ternie. Au Proche-Orient, le tigre de Sibérie ne pourrait être probablement qu'un tigre de papier. Cette fois-ci, Poutine ne pourra pas imposer son diktat par la force. Notamment après les derniers attentats de Paris, et en vue d'une probable coalition unifiée contre Daech, Poutine aura à composer avec une multitude d'acteurs qui sont, au moins, aussi puissants que lui sur le dossier syrien, mais qui ne sont pas favorables au maintien de l'actuel président.
De son
intervention en Syrie, Poutine pourrait espérer, au mieux, fortifier sa
position de négociation dans ce qui sera un souk Oukaz d'un autre genre, plus
verbal, en vue de cette coalition militaire et d'une solution politique du
conflit syrien. Quant aux grandes promesses de transmutation unilatérale de la
région, sans le concours des États arabes, ou des pays occidentaux de la
coalition menée par les États-Unis contre l'OEI, apparaîtront alors comme un
lointain souvenir ridicule d'une intervention qui n'aurait été, isolée, qu'un
coup d'épée dans l'eau, qu'un oukase d'occase à souk Oukaz.
Comments
Post a Comment