Elle est
réveillée, tu somnoles. Ta gorge est nouée. Ta cage thoracique comprime ton
cœur. Dans ta tête, elle joue ses Nocturnes en plein jour, mais sans les notes
de Chopin. Tout est lent. Ton cerveau est figé. Tu beugues. Tu essaies de
compter les tasses de café. Tu contemples la colline dans le cendrier. Tu
restes au lit. Tu surfes au lit. Tu lis au lit. Tu te lies au lit. Tu vis au
lit. Tu fixes le sol. Ou, peut- être, c'est lui qui te fixe ? Coincé(e) sous
les draps entre Google et Gogol, tu crains d'être en train d'écrire sans le
savoir, à la manière de Monsieur Jourdain mais en malade (pas très) imaginaire,
ton « journal d'un fou ». Parfois, tu regrettes même de ne pas être
fou/folle, au moins tu aurais été moins conscient(e) de sa présence. Tu fixes
le mur.
Elle te soûle. Alors tu sirotes, bois, picoles, t'enivres, t'abreuves : tu te saoules. Tu bouffes, grignotes, croques, manges, mâches, broutes, dévores, avales, ingurgites, absorbes : elle te bouffe. Étripé(e), tu te remplis. Avide, elle te vide. Vide, tu te farcis. Amincie, elle te dilapide. Elle est cette sangsue nourricière et insatiable qui se greffe dans ta douleur volante non identifiée, pour mieux la gaver. Tu fixes le mur. Et le calendrier de l'année passée.
Ton médecin promet de t'en libérer, mais par des lettres de cachets qui t'envoient au bagne de la dépendance. Tu essaies de l'oublier. Tu sublimes, mais c'est elle qui le devient. Tu écris, elle s'exprime. Tu chantes, elle crie. Tu dessines, elle pose. Tu danses, elle « enfle son souffle et ses jupes ». Elle est ton noir désir de ne plus avoir aucun autre désir. Tu la fuis, elle te suit. Tu la suis, oui tu l'es. Qui est-elle ? D'où vient-elle ? Où va-t-elle ? Force acharnée, elle est ta faiblesse. Ton amie de toujours, elle est ta solitude. Néant qui te ronge, elle est ton être. Elle est le « black dog » de Churchill. Elle est le spleen de Baudelaire. Elle est « au seuil de l'éternité » chez Van Gogh. Elle est la nuit ténébreuse de Élias Abou Shabaki. Elle est la « negra sombra » (ombre noire) de Rosalia de Castro, assombrissant la voix vibrante de Luz Casal, et te suivant partout. Elle est la compagne secrète des poètes et des artistes, leur muse et, souvent, la clé de leur talent, même s'ils auraient peut-être préféré le troquer contre un peu de tranquillité.
Elle survient sans prévenir, en été ou plutôt en hiver, le soir ou de bon matin, après un échec ou un succès, un changement ou une stagnation, une rupture ou un divorce, un licenciement ou une démission, le décès ou la naissance d'un être cher, un déménagement ou un voyage, un burn-out, une crise économique, une guerre ou, le plus souvent, parce que tout simplement elle survient. Biologiques ou inconscientes, structurelles ou conjoncturelles ; chronique, dysthymique, jouant, ou non, à cache-cache avec la manie, elle cause peu de ses causes.
Elle est ce fléau du XXIe siècle dont il ne faut pas parler parce que ce n'est jamais le bon moment, parce qu'on trouve toujours un sujet qui nous semble plus important, parce que c'est très intime, parce qu'on a peur, parce qu'on a mal. Parce qu'on a honte. Et pourtant qui ne connaît pas un proche, un ami ou un collègue, si ce n'est lui/elle-même, qui en souffre discrètement ? Et quand on daigne nous en parler, c'est souvent en « 7 ways » qui, transpirant une pitié repoussante, prétendent pouvoir nous apprendre comment aider un(e) proche qui en pâtit, ou en « 10 steps » regorgeant de l'arrogance de nous garantir de pouvoir ainsi nous en débarrasser. Elle circule également dans les « forwards » qui nous transforment en spécialistes de fortune diagnostiquant ridiculement ses (faux) symptômes chez tout le monde.
Elle a ses centres de communication, ses livres, ses colloques, ses sites d'information, ses brochures de sensibilisation, parfois même sa hotline. Elle a également sa journée européenne en octobre. Mais malgré toutes les bonnes intentions, tout ce cadre reste souvent impersonnel, alors qu'elle est très personnelle. Quand tu crois l'avoir dépassée, elle finit par te rattraper. Elle te colle à la peau. Elle fait des ravages en secret. Elle détruit des vies en silence.
Sans angélisme, et même si c'est difficile de le faire, essayons de la priver de son atout majeur. Brisons ce silence. Parlons de la dépression. Parle de ta dépression.
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