C'est
parce que nous refusons de nous regarder dans le miroir, parce que nous sommes
souvent très durs avec les autres, mais jamais assez durs avec nous-mêmes,
parce que nous sommes très forts, à commencer par celui qui écrit ces quelques
lignes, à donner des leçons, souvent sans les appliquer ; parce que nous ne
voulons pas avouer que nous sommes, selon la terminologie de Marx, une
« classe en soi » qui est en train de se transformer en une
« classe pour soi », et que nous préférons maquiller maladroitement
nos intérêts égoïstes de classe et notre soif de pouvoir – tout à fait
légitimes – par le label de société civile et un verbiage grand cœur,
faussement désintéressé et pseudohumaniste ; parce que nous prétendons monopoliser
le titre, le mérite et le sens mélioratif de classe moyenne alors que nous
sommes plutôt – comme dirait péjorativement Lady Grantham de Downton Abbey – « so middle
class », et par ailleurs so Middle East, parce que nous finissons par
croire que nous sommes so in the middle of the world, alors qu'en réalité nous
sommes so in the middle of nowhere,
parce que notre nombrilisme nous renfermant
dans le cocon de nos écoles très privées, nos universités très distinguées et
nos clubs très selects, nous prenons notre bulle médiatico-virtuelle pour la
réalité ; parce que, pour nous, Tamliss, « c'est quoi? », Nabaa,
Sabra, « c'est où ? », Hay el-Lija, « c'est à Beyrouth ? »,
parce que le chemin vers Paris, Londres, New York, Montréal ou Dubaï, et
quelles que soient les raisons de nos voyages, nous est beaucoup plus court que
celui qui mène vers ces contrées très locales mais si exotiques à nos yeux,
parce que si jamais nous empruntons ces sentiers de la perdition, ce n'est que
très rarement, pendant le ramadan ou à Noël, pour alléger notre conscience avec
un brin de zakat ou un soupçon d'aumône, avant d'aller crier sur tous les toits
notre humanisme si exceptionnel ; parce que, en vrais démocrates que nous
sommes, si un éditorial, un post Facebook ou un simple tweet ose critiquer
Beyrouth Madinati, nous levons immédiatement les boucliers du politiquement
correct, creusons les tranchées de la victimisation-culpabilisation et
sermonnons son auteur avec toute la virulence de disciples spécialisés ès
démagogies appliquées ; parce que notre discours puritain, anticorruption,
n'est pas aussi impartial qu'il le prétend, parce qu'il n'est pas sans
rappeler, dans beaucoup de ses formules et ses cibles presque exclusives, la
rhétorique haineuse de l'angélisme démoniaque, politico-sécuritaire, des années
1998-2005, parce que, en vrais réformateurs que nous sommes, nous nous sommes
laissés draguer par certains as du féodalisme politique, parce que nous leur
avons laissé la porte ouverte pour utiliser notre image afin de régler leurs
comptes avec la principale force politique dans la capitale, parce que nous
préférons sombrer dans le leurre de l'apolitisme, la facilité des
généralisations et le populisme du « tous pareils, tous pourris », à
la justesse de nommer la principale partie qui bloque, par la force et ses
aventures régionales, le pays agonisant ; parce que nous nous prenons pour des
révolutionnaires et autres Guevara, mais nous nous noyons dans un verre d'eau
dès que, par exemple, un quotidien nous éloigne un peu de notre quotidien en
hébergeant de façon originale, quoique avec les précautions nécessaires, un
projet artistique sur la guerre civile ; parce qu'il manque cruellement à nos
intellectuels « révolutionnaires et révoltés » un Raymond Aron pour
les désacraliser et leur dire, avec sa lucidité et son courage, qu'ils
n'expriment souvent que leur « amertume et (leur) frustration d'être tenus
à l'écart de l'action politique », et d'expliquer comment « le fait
d'être coupé de la sphère des décisions politiques engendre (chez eux)
l'intellectualisme messianique et le besoin prégnant de parler au nom de
l'humanité entière », parce que beaucoup de ces catalyseurs de culture
n'arrêtent pas de nous flatter, parce qu'il leur manque les yeux de Flaubert,
Balzac, Maupassant, Chabrol ou Brel pour exposer au grand jour les grands
défauts de la petite bourgeoisie, et pas uniquement ceux des sphères de
l'oligarchie ; parce que non seulement nous sommes élitistes, mais aussi
souvent condescendants envers nos adversaires et tellement suffisants que nous
risquons de ne plus être nécessaires, parce que nous avons inventé la
dialectique du mouton en traitant de moutons les masses électorales qui votent
pour les listes politiques et en les moquant d'en avoir égorgé en pleine
campagne électorale, parce qu'après tout cela, nous avons le culot de vouloir
les représenter en leur demandant de voter pour le « changement » ; parce que nous aurions préféré un suffrage censitaire à un suffrage universel ;
parce que nous sommes des moralisateurs, des Abou Melhem occidentalisés, des
fans de peopolisation politique, parce que nous sommes la génération
« adulescents », Peter Pan ou Martine va aux municipales, parce que
nous sommes souvent beaucoup plus intéressés par le nombre de likes que par le
fait d'assumer la vérité crue, parce que nous croyons pouvoir guérir nos
cicatrices avec quelques slogans, parce que, comme l'affirmait Nietzsche plus
d'un siècle auparavant, « nous sommes malades de cette modernité, malades
de cette paix malsaine, de cette lâche compromission, de toute cette vertueuse
malpropreté du moderne oui et non », parce que nous ne valons pas beaucoup
mieux que ceux que nous critiquons, parce que nous sommes des
bourgeois-bohêmes, des bobos que chante Renaud, ceux de Beyrouth, les Beybobos,
que les candidats – souvent à notre image – que nous avons pu soutenir ont perdu aux élections municipales.Pour une fois, saurons-nous prendre le temps de reconnaître nos torts et en tirer les leçons, même si Dieu sait ô combien il y a à disserter sur nos qualités, ou sur les fautes, manquements et privilèges des cercles du pouvoir ?
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