Article paru en deux parties: I.- L'Orient- Le Jour du 11/08/2016, p. 5 ; II.- L'Orient- Le Jour du 12/08/2016, p. 5.
Après chaque attentat terroriste en France et alors que le sang des victimes n'a pas encore séché, c'est une véritable bataille que se livrent, sur les réseaux sociaux mais pas seulement, les charognards de tout bord. Certes, d'un côté, il y a ces hypocrites, minoritaires, qui maquillent maladroitement leur apologie du terrorisme et qui, pour mieux se déchaîner contre l'Occident, dissimulent leur haine derrière les théories complotistes ou une posture pseudovictimaire. Mais il y a aussi et surtout cette immense usine pour fabriquer du bouc émissaire – en l'occurrence, le musulman – qui s'emballe. Dans cette usine qui aurait fait la fierté de Watt par la complexité de ses rouages et fasciné Taylor par son rendement maximal, le travail à la chaîne sociopolitique, qui préexistait – quoique avec un rythme un peu moins soutenu – à cette vague d'attentats, se divise principalement entre trois grandes fabriques: celle du rhétorique, celle du dogmatique et celle du juridique.
1.- Fabrique du rhétorique: discours islamophobe et langage de « vérité »
À la suite de chaque attentat, les musulmans – ainsi essentialisés – sont montrés du doigt dans leur ensemble, sommés de s'excuser, se justifier, condamner, agir, « prendre leurs responsabilités », descendre dans la rue, défiler ; ce qui sous-entend leur complicité tacite avec les terroristes et présuppose un tas de généralisations abusives, de courts-circuits et d'amalgames entre terrorisme et islam.
Si une minorité des tenants de ce genre de discours l'est peut- être par effet de mode intellectuelle ou de conformisme, les autres, se gargarisant d'un verbiage pseudoacadémique – alors que les clichés qu'ils martèlent montrent souvent qu'ils ne connaissent pas grand-chose en matière d'islam –, essaient d'embellir leur rhétorique anti-islam avec un héroïsme de pacotille. Comme l'analyse l'historien Shlomo Sand dans son livre La fin de l'intellectuel français ? (
Dans son « Rapport annuel 2015 sur la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la xénophobie », publié le 02 mai 2016,
D'ailleurs, dans son Rapport 2013, publié le 12 juin 2014,
En effet, « ce n'est pas tant la critique qui est problématique que les motivations qui sont derrière. (...) La spécificité de ces débats sur l'islam tient avant tout au fait que ces mêmes arguments peuvent être utilisés avec des motivations xénophobes. (...) c'est un mécanisme que les sociologues et les psychologues du préjugé ont repéré depuis longtemps dans les contextes américains ou hollandais, qui permet de passer d'un racisme "flagrant" (en anglais blatant) à un racisme déguisé, euphémisé, ou "subtil" ». (p.336), d'autant plus que s'est opéré, « dans les années postcoloniales, un glissement d'un racisme biologique vers un racisme culturel » (CNCDH, Rapport 2013, p. 18).
En 2015, la hausse de 223 % du nombre d'agressions contre les musulmans et leurs lieux de culte, telle qu'enregistrée par
2.- Fabrique du dogmatique : une laïcité identitaire
Laïcité d'inclusion ou laïcité d'exclusion ? Laïcité ouverte de libération et d'émancipation ou laïcité restrictive d'interdiction et de répression ? La « nouvelle laïcité » n'aurait plus grand rapport avec la laïcité originelle, historique, celle de la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l'État, celle de Ferdinand Buisson, Aristide Briand, Francis de Pressensé, Jean Jaurès. S'éloignant de tout dogmatisme, la loi de 1905 constitue un contrat social de paix civile, un compromis entre une conception libérale (Jaurès) et une « laïcisation globale » (défendue par Clemenceau). Ayant une vocation de régulation et consacrant la neutralité religieuse de l'État, la loi de 1905 garantit la liberté de conscience et de culte, ainsi que l'égalité des citoyens devant la loi quelle que soit leur croyance. Il est important de rappeler que cette loi crée des obligations à la charge des seules autorités publiques, elle n'interdit pas aux personnes privées de vivre publiquement leur religion.
Or, comme le remarque l'historien et sociologue Jean Baubérot dans son livre La laïcité falsifiée (
Pour résumer l'instrumentalisation de cette nouvelle laïcité, Nabli considère que « manifestement, derrière l'argument de la laïcité, il ne s'agit plus d'assurer la simple neutralité religieuse, mais d'imposer un mode de vie. (...) la laïcité devient un instrument non de (ré)union nationale, mais de division nationale. Là comme ailleurs, le refoulé colonial resurgit de manière à peine voilée... ». Nabli rejoint ainsi les historiens Nicolas Bancel, Sandrine Lemaire et Pascal Blanchard dans leur notion de « fracture coloniale » interne à la société française, notion qu'ils étudient dans un livre portant le même titre (
3.- Fabrique du juridique : un état d'exception
« Avec l'exception, la force de la vie réelle brise la carapace d'une mécanique figée dans la répétition. » C'est cette métaphore du constitutionnaliste allemand et théoricien de l'état d'exception, Carl Schmitt, devenu membre du parti nazi dès 1933, qui résumerait le mieux son livre Théologie politique, paru en 1934. Derrière l'état d'urgence décrété depuis le 14 novembre 2015 et qui constitue – à côté de l'état de siège – une variante de l'état d'exception en France, se trouve une philosophie qui consiste à dire qu'il est parfois nécessaire de sacrifier certaines libertés fondamentales au profit d'impératifs de sécurité. Il en va sans dire qu'une telle mesure semble bien nécessaire dans une situation comme celle qui prévaut actuellement en France et que, malgré quelques bavures regrettables ayant eu lieu pendant des perquisitions, ou certaines erreurs d'appréciation concernant des assignations à résidence, elle doit être saluée.
En revanche, est déplorable la récupération politicienne de l'état d'urgence par certains partis politiques, notamment de l'opposition de droite, exhortant le président de
Certaines propositions semblent aussi bien inutiles que dangereuses. Il s'agit notamment des débats sur la déchéance de nationalité, sur l'internement massif de toutes les personnes fichées S dont le nombre était estimé à 20 000 par le Premier ministre en 2015, ou sur l'organisation restrictive et, pratiquement, le contrôle du culte musulman par l'État – alors qu'en réalité ce sont Internet et les prisons, beaucoup plus que les mosquées, qui sont les lieux de la radicalisation.
Inutiles, parce que ce genre de propositions s'obstine à refuser de tirer les leçons de l'échec d'expériences similaires, notamment les retombées catastrophiques qu'a eu l'internement préventif, depuis 1972, en Irlande du Nord, sur la radicalisation de certaines tranches de la population catholique de l'Ulster qui ont été ainsi poussées dans les bras de l'Armée républicaine irlandaise ; ou les conséquences désastreuses du Patriot Act aux États-Unis et d'une zone de non droit comme la prison de Guantanamo.
Dangereuses, parce que ce genre d'idées n'est pas sans rappeler la mise en garde de Michel Foucault contre le « racisme d'État » qui peut se produire dans un état d'exception. Dans son cours au Collège de France en 1976, « Il faut défendre la société », Foucault affirme qu' « apparaît alors un racisme d'État : un racisme qu'une société va exercer sur elle-même, sur ses propres éléments, sur ses propres produits ; un racisme interne, celui de la purification permanente, qui sera l'une des dimensions fondamentales de la normalisation sociale ».
C'est essentiellement par ce triptyque réunissant le rhétorique, le dogmatique et le juridique que se réalise la fabrication de l'image du musulman-ennemi de l'intérieur et bouc émissaire. D'ailleurs, une telle dynamique d'exclusion rejoint, même si de façon indirecte, le but escompté par Daech qui cherche à séparer les musulmans en Occident de leurs sociétés d'intégration. Un danger colossal résulterait de l'aggravation de cette marginalisation. Il est grand temps de sortir d'une lecture culturaliste du terrorisme et d'opter pour une lecture (géo)politique beaucoup plus juste, réaliste et efficace. Par ailleurs, discuter, dialoguer, expliquer l'islam dans un but pédagogique, exprimer sa solidarité, participer au politique, à des débats constructifs et sérieux, assumer sa place et son rôle dans la société comme n'importe quel autre citoyen, aborder objectivement les vrais sujets sensibles, essayer de trouver des solutions avec tout le monde, est le rôle que tout citoyen de confession musulmane doit jouer en France, loin de tout esprit de justification ou de déculpabilisation ou, bien évidemment, de toute autoflagellation hypocrite et intéressée. C'est aussi de cette façon que
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