Quand le
jour se lève et, avec lui, ton angoisse qui, d'ailleurs, te hantait dans le
rêve, quand elle hurle, te poignardant comme une arme, par la sonnette de
l'alarme, quand, confus(e), terrassé(e), tremblotant(e), englouti(e) par les
sueurs froides, te chamaillant avec ta couette et pianotant à l'aveuglette sur
l'écran de ton mobile, tu essaies de la supplier rien que pour dix minutes de
répits supplémentaires, quand ton cœur bat désormais la chamade et les tambours
de la routine pour mieux t'annoncer la suite de la charade, quand tout est
encore calme, mais que rien ne l'est dans ta tête, quand tes idées fusionnent,
quand tes soucis ronronnent, quand tu essaies de comprendre ce qui se passe de
bon matin, que tu ressaisis le même mobile du réveil criminel, que tu regrettes
déjà de t'avoir permis de baisser la garde pendant quelques petites heures en
déchiffrant, d'un seul œil à moitié ouvert, la longue liste d'alertes infos que
tu as ratées pendant que tu pionçais, quand tu te plonges dans ta timeline et
dans le fil d'actualités, souvent nécrologiques, qui rythment le fil illogique
de tes jours, là, oui, juste ici, il t'arrive déjà de tout déplorer, même le
fait que tu ne sois pas réveillé à Cro-Magnon au néolithique, au mésolithique
ou, pourquoi pas, au paléolithique.
Bienvenue dans notre ère où, pour manger, nous faisons muter les gènes, où nous manquons cruellement d'air, mais jamais d'anxiogènes. Tu as peur. Nomade de la mondialisation, mais très sédentaire sur ton sofa, tu es souvent dépendant des nanotechnologies, des réseaux sociaux et de leurs lots de mauvaises nouvelles. Twitter t'annonce un massacre de civils sur une terrasse à Paris, ou de religieux à Saint-Étienne du Rouveray. Facebook te montre une famille ensevelie sous les décombres à Alep, Falloujah, Sanaa, Nangarhar ou Gaza. Instagram relaie les images d'un carnage à Sousse, Bruxelles, Orlando, Nice, Istanbul, Arakan, Dacca, Médine, Tripoli, la banlieue ou Qaa. Des humains, comme toi, déchiquetés. Des enfants, comme les tiens, gazés. Des amas de corps. Des colis suspects. Des miroirs sous les voitures à l'entrée des parkings. Vigipirate et sentinelle. Partout. Tout le temps.
Certes, il y a de quoi avoir peur mais, dans un cercle vicieux, l'angoisse est souvent gonflée, alimentée, hystérisée, instrumentalisée. Dans un pas chassé très agile entre ton sofa et la table basse devant la télé, tu alternes entre ta tablette et ton PC pour mieux assister au ballet bien orchestré des vautours, ces charognards bien habiles qui surfent sur les peurs et les sentiments de colère les plus primaires. Au début, tu crois que de tels propos hallucinants proviennent d'une fausse manipulation technologique dans ta salle de séjour mais, au fur et à mesure des événements et des discours, tu te laisses emporter par une vraie manipulation des masses.
Obsédés par le pouvoir,
prêts à embraser leur pays et le monde pour quelques voix, livres, articles ou
même likes en plus, ces populistes – toutes tendances politiques et continents
confondus – te martèlent, à coups de promesses creuses, d'effets de manche, de
turban ou de référendums, qu'il faut avoir peur pour toi, ta famille, tes
enfants, tes amis, ton pays, ton identité, ton héritage culturel, ton présent,
ton avenir, ta langue, ta communauté, tes croyances, ta civilisation ; d'avoir
peur de l'Autre, différent, qui serait essentiellement mauvais à cause de sa
race, sa couleur, sa religion, sa confession, sa nationalité, son orientation
sexuelle ; de paniquer devant les nouvelles croisades, l'invasion barbare, le
grand remplacement ; qu'il est impératif de se replier sur soi, de se renfermer
pour se renforcer, d'ériger des murs pour se protéger et éviter la soumission,
de tirer à la frontière sur les réfugiés, de chasser l'étranger qui vient
manger ton pain, qui vole ton boulot, qui te plonge dans la précarité, qui
profite des allocations payées par l'argent de tes impôts ; que pour mieux
faire face à l'adversité et au néocolonialisme, il est nécessaire de coller à
la lettre des textes sacrés et de les sortir de leur contexte, quitte à en déformer
le sens et le but ; que pour mieux défendre tes valeurs devant la menace que représente l'Autre, il
est pressant de rigidifier certains principes de rassemblement et de salut
public – comme la laïcité – et de les transformer en arme stigmatisation et de marginalisation, quitte à
les falsifier. Bref, se présentant comme sauveurs du peuple, les populistes
brillent dans la déformation du rapport signifiant/signifié. Avec eux, la
vigilance rime avec méfiance et la paranoïa devient lucidité.
Et si je rate mon métro, mon avion, mon entrevue, ma vie ? Et si je perds mon travail ? Et si on assiste à un crash boursier ? Et si, malgré mes diplômes, on me résume un jour avec les trois initiales de l'impersonnel subjectif : S.D.F. ? Et si on refuse de renouveler mes papiers, ou de m'accorder une nouvelle nationalité ? Et si je ne match avec personne sur Tinder, Badoo ou Meetic ? Et si une bombe explosait ? Et si le ciel nous tombait dessus ? Et si je n'ai pas pensé à toutes les précautions nécessaires pour me protéger ainsi que les miens ? De quoi demain sera-t-il fait ?
Reflet très réaliste de « L'angoisse » ou du « Cri »
de Munch ; incarnation des meilleurs punchlines de Baudelaire sur la même
angoisse atroce, despotique, qui plante, sur ton crâne, son drapeau noir ;
accro à l'hypertension, aux pics d'adrénaline et à l'amertume de Cioran, tu
rejoues tout au long de ton existence, de façon interminable, la même scène,
celle de Marion Crane (Janet Leigh) sous la douche dans Psycho. Tabac, alcool,
drogue, Coelho, anxiolytiques, antidépresseurs, psychothérapies, Coelho,
coachs, livres de développement personnel, citations positives, Coelho, romans
et feuilletons très sentimentaux, jeux de hasard, panoplie d'assurances et de
réassurances, Coelho, tout est bon alors pour te calmer ou pour te relever le
moral, quitte à voir ton esprit colonisé par les subtilités de la
superficialité, à ce que tu te noies dans l'eau de rose, que la mièvrerie
devienne le courant philosophique par excellence et le kitsch, un genre
littéraire dominant.
« Je ne sais ni entrer ni sortir ; je suis tout ce qui ne sait ni entrer ni sortir » — soupire l'homme moderne... C'est ainsi que, selon Nietzsche, te sont refusées les joies du périple dans le labyrinthe du bonheur. À force de te ronger les ongles, l'angoisse te ronge l'existence, tu es paralysé par la pesanteur de l'anxiété, tu passes à côté du principal, tu oublies de vivre, tu rates l'essentiel, c'est-à-dire, comme le souligne Christian Bobin dans La part manquante, « qu'on a très peu de temps dans la vie, qu'un an dure comme un sourire, que dix ans passent comme une ombre et que, dans si peu de temps, il ne reste qu'une seule chance, qu'une seule grâce : devancer notre mort dans la légèreté d'un sourire, dans l'errance d'une parole ».
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