« Les clans des
rues les clandestins, les cris des chiens hurlent à la ronde, j'suis pas
inscrit sur la mappemonde. » C'est en l'an 2000 que les Têtes raides et
Noir Désir s'unissaient déjà pour entonner L'iditenté, cet hymne qui dénonce de
façon prémonitoire l'état du monde en cette fin 2016. Rodrigo Duterte aux
Philippines. Donald Trump aux États-Unis. Joao Doria à la mairie de São Paolo ;
le Mouvement 5 étoiles de Beppe Grillo à la mairie de Rome (même si c'est dans
une moindre mesure). Sans oublier les précurseurs immédiats, toujours
infatigables, comme Vladimir Poutine en Russie, Viktor Orban en Hongrie, Recep
Tayyip Erdogan en Turquie ou Abdel Fattah al-Sissi en Égypte. Et comme si le
tableau n'était pas suffisamment noir, le Brexit semble ouvrir la voie en
Europe à beaucoup de formations politiques similaires à l'Ukip de Nigel Farage.
Le FN en France, l'AfD en Allemagne, l'UDC en Suisse, le PVV aux Pays-Bas, le
DF au Danemark, le FPÖ en Autriche, le PiS en Pologne ou la Ligue du Nord en
Italie, tous et bien d'autres, en net progrès dans les suffrages, attendent
désormais d'être emportés – parfois de nouveau – vers le pouvoir par cette
vague ou plutôt, comme l'affirme Jacques Attali, par cette « révolution
populiste » qui dévaste la planète.
Loin de constituer – pour emprunter l'expression au titre du film de propagande nazie de Leni Riefenstahl – un « triomphe de la volonté » populaire, ce tsunami populiste traduit plutôt la victoire d'une illusion de démocratie et le règne de la duperie dans une ère de post-vérité. Dans son livre Qu'est-ce que le populisme ? Définir enfin la menace (Premier Parallèle, Octobre 2016), le politologue allemand Jan-Werner Müller retient – après en avoir écarté beaucoup d'autres à cause de leur imprécision ou de leur « opacité empirique » – deux critères cumulatifs pour définir le populisme dans son acception actuelle, à savoir : l'anti-élitisme et l'antipluralisme. Il s'agit également des deux piliers d'un numéro grandiose d'illusionnisme joué par de véritables prestidigitateurs politiques.
1- Anti-élitisme en trompe-l'œil :
L'idée selon laquelle la victoire du
populisme serait une victoire du peuple sur les élites reste peu convaincante,
la forme anti-élitaire du discours populiste ne correspondant pas forcément à
la réalité sociale de l'électorat populiste, et nullement à la réalité élitiste
de l'orateur populiste. En effet, d'une part, plusieurs études et enquêtes ont
démontré que les déclassés et menacés de déclassement ne votent pas
nécessairement pour les partis populistes (cf. Müller, version Kindle, empl.
487). D'autre part, les leaders populistes sont souvent – qu'on veuille
l'admettre ou non – des as de l'establishment politico-financier dans leur
pays. Trump en fournit un parfait exemple.
En réalité, la victoire du populisme correspondrait plutôt à la victoire d'un
discours, en l'occurrence anti-élitaire, qui, lui, est paradoxalement très
élitiste. Ce genre de discours instrumentalise le peuple. Il joue sur ses peurs
légitimes de la mondialisation et lui promet les monts et merveilles
chimériques du protectionnisme économique qui ne peut, en aucun cas, constituer
une solution sérieuse à la crise du libre-échange. Ce discours anti-élite est
une arme dans les mains d'une certaine élite réactionnaire, ouvertement adepte
du repli identitaire, qui monte notamment en Europe et aux États-Unis, par
lequel elle essaie de drainer le peuple vers elle, et ce pour s'imposer dans sa
lutte contre une autre élite – libérale, intellectuelle et mondialiste –
déjà longtemps établie au pouvoir. Ainsi, loin de constituer l'expression du combat du peuple contre les élites, le populisme témoigne, avant tout et surtout, d'un combat intra-élitiste. D'ailleurs, le populiste suisse Christoph Blocher n'hésite pas à établir expressément la distinction entre les « fausses » élites (au pouvoir) et les élites « authentiques » (les populistes qui doivent, selon lui, évincer les premières).
déjà longtemps établie au pouvoir. Ainsi, loin de constituer l'expression du combat du peuple contre les élites, le populisme témoigne, avant tout et surtout, d'un combat intra-élitiste. D'ailleurs, le populiste suisse Christoph Blocher n'hésite pas à établir expressément la distinction entre les « fausses » élites (au pouvoir) et les élites « authentiques » (les populistes qui doivent, selon lui, évincer les premières).
En somme, l'anti-élitisme populiste est une rhétorique purement formelle dépourvue de véritable sens ou de contenu substantiel. La victoire du populisme est, par la suite, le triomphe d'une duperie du langage, d'une propagande, d'un énorme mensonge contre le peuple au nom de ce même peuple, de la déformation de la dialectique de la lutte des classes et sa récupération par une partie de la classe supérieure contre une autre partie de cette même classe. Tout cela n'est pas sans rappeler le concept de « post- vérité » tel que développé par Ralph Keyes (The Post Truth Era. Dishonesty and Deception in Contemporary Life, St Martin's Press, 2004) et Dan Ariely (The Honest Truth About Dishonesty, Harper, 2013), et dont l'ère serait désormais bien arrivée.
2- Antipluralisme et dénaturation de la démocratie :
La montée du
populisme ne se traduit pas seulement par une crise du libéralisme, il s'agit
aussi et surtout d'une crise plus profonde, celle de la démocratie
représentative moderne. Selon Müller (op. cit.), pour définir le populisme,
« doit encore s'ajouter à cette critique des élites la très ferme
revendication morale d'un monopole de la représentation populaire : l'idée
bruyamment assénée que les populistes seuls représentent le peuple véritable,
tous les autres soi-disant représentants des citoyens étant, d'une manière ou
d'une autre, illégitimes ». Par la suite, pour les populistes, ceux qui ne
les soutiennent pas ne peuvent en aucun cas faire partie du « vrai
peuple ». Et c'est cette revendication « qui fait réellement des
populistes ce qu'ils sont, et qui fait d'eux et de leur rapport à la démocratie
un problème préoccupant », qu'ils soient dans l'opposition ou au pouvoir.
Quand ils sont dans l'opposition, les populistes ne critiquent pas le principe de représentation politique en lui-même. Leurs critiques s'adressent, d'une part, aux « faux » représentants qui, selon eux, ne représenteraient en rien le « vrai peuple » (« la majorité silencieuse ») et, d'autre part, aux procédures – notamment constitutionnelles et législatives – ayant porté leurs adversaires, jugés illégitimes, au pouvoir. Les populistes sont ainsi adeptes de la victimisation permanente fondée souvent sur des théories conspirationnistes, ce que l'historien américain Richard Hofstadter appelle le « style politique paranoïaque ». Concrètement, le dogme populiste privilégie le mythe de l'esprit du peuple à la volonté générale et, par la suite, le mandat impératif (où l'exécutif doit se borner à exécuter la stricte volonté du peuple, sous peine de révocation) au mandat représentatif libre (où l'élu conserve une marge de liberté de manœuvre et d'action).
C'est une fois au pouvoir que l'« illusion populiste » – pour emprunter l'expression au titre de l'ouvrage de Pierre-André Taguieff (Flammarion, 2007) – semble prendre toute son ampleur en tant qu'entreprise de dénaturation substantielle de la démocratie. Non, les populistes n'instaurent pas des dictatures, ni des régimes totalitaires, ni des théocraties. Ils s'accrochent à un minimum d'institutions démocratiques, ne serait-ce que pour éviter les répercussions au niveau international (les éventuelles sanctions qui sont, d'ailleurs, souvent loin d'être efficaces). En réalité, les populistes mettent en place une sorte de régime intermédiaire dit, selon Müller, de « légalisme discriminant » – surtout en matière de droits de l'homme et de libertés fondamentales –, qui se fonde sur trois techniques d'exercice du pouvoir : prise de possession de l'appareil d'État, clientélisme de masse et discrédit de toute opposition (notamment en accusant leurs adversaires d'être des agents de l'étranger). Il ne s'agit pas, pour autant, d'une « démocratie illibérale » – selon le concept du journaliste américain Fareed Zakaria – parce que, comme le rappelle Müller, avec les trois techniques antidémocratiques sus-mentionnées, « le libéralisme n'est pas "seul" à souffrir », mais c'est la démocratie qui est surtout en danger. Il s'agit plutôt, selon Müller, de « démocratie défectueuse » qui s'approche de ce que le politologue allemand Ernest Fraenkel appelait l'« État double », « où les règles sont certes respectées dans l'ensemble, mais où le régime en place peut, à tout moment, imposer des mesures politiques arbitraires » (Müller, op. cit.).
C'est avec des verres correcteurs double foyer qu'il faut regarder le populisme pour bien déceler les nombreux mirages sur lesquels il prospère. Dénoncer l'illusionnisme du discours anti-élitaire ou de l'antipluralisme populiste est certes nécessaire, mais il ne faut pas être naïf, ce ne sera nullement suffisant pour contrer la montée du populisme, d'autant plus que ce dernier, par sa nature même, fait plutôt appel aux passions des foules (notamment en surfant sur les peurs) qu'à la raison des citoyens. Montrer les failles du populisme est, avant tout, un acte de résistance intellectuelle qui permet de bien marquer l'opposition avec lui et de défier l'une des formes les plus arrogantes par lesquelles il s'exprime, à savoir : l'anti-intellectualisme.
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