Peu importe si sur 197 pays, 141
– soit plus des deux tiers - sont aujourd’hui abolitionnistes - de jure ou, au
moins, de facto - de la peine de mort. Peu importe si seulement cinq Etats sont
responsables de la quasi- totalité des exécutions dans le monde. Non, peu
importe si dans nos salons très velours et nos cafés très sélects, nous nous
gargarisons sans cesse de l’exception culturelle libanaise dans la région et
nous nous adonnons aux joies de prétendre que nous serions plus « civilisés »
que l’Iran, l’Arabie saoudite, l’Irak, le Pakistan ou la Chine. Peu importe
qu’il n’ait jamais été prouvé, par aucune étude sérieuse, notamment en
criminologie - que cette étude soit l’œuvre d’un Etat, d’une organisation
internationale, ou d’une ONG- que la peine de mort aie un effet dissuasif
supérieur à celui des autres peines.
Peu importe aussi si, il y a plus
de deux siècles, le milanais Cesare Beccaria, père de la criminologie, fut
déjà, dans son livre « De la peine de mort » publié en 1766, le
pionnier du combat contre cette peine. Peu importe si, au même siècle, en 1791,
Lepelletier de Saint-Fargeau demandait, devant l’Assemblée constituante,
l'abolition de la peine capitale en France, cette France que nous, Libanais,
aimons tant - souvent à raison - imiter, nous inspirer de ses valeurs et dont
nous ne ratons jamais l’occasion de clamer que nous lui devons la création de
notre Etat et de notre Droit. Peu importe l’engagement de Gambetta et de
Clemenceau, de Hugo et de Camus contre la peine capitale. Peu importe le
travail de toute une vie de Michel Foucault : Surveiller et punir.
Surtout, peu importe si, depuis
plus d’un siècle, le grand Jaurès affirmait que « La peine de mort est
contraire à ce que l'humanité depuis deux mille ans a pensé de plus haut et
rêvé de plus noble. Elle est contraire à la fois à l'esprit du christianisme et
à l'esprit de la Révolution ». Et peu importe si, comme le souligne Robert
Badinter, garde des Sceaux, devant l’Assemblée nationale, le 17 Septembre 1981,
avant le vote ayant aboli la peine de mort, alors même que cette réforme était
encore nettement impopulaire en France: « Parce qu'aucun homme n'est
totalement responsable, parce qu'aucune justice ne peut être absolument
infaillible, la peine de mort est moralement inacceptable. Pour ceux d'entre
nous qui croient en Dieu, lui seul a le pouvoir de choisir l'heure de notre
mort. Pour tous les abolitionnistes, il est impossible de reconnaître à la
justice des hommes ce pouvoir de mort parce qu'ils savent qu'elle est faillible ».
Peu importe également si, comme le résume si brillamment le même Badinter,
« Le choix qui s'offre à (n)os consciences est donc clair : ou notre
société refuse une justice qui tue (…), et c'est le choix de l'abolition ; ou
cette société croit, en dépit de l'expérience des siècles, faire disparaître le
crime avec le criminel, et c'est l'élimination. Cette justice d'élimination
cette justice d'angoisse et de mort, décidée avec sa marge de hasard, nous la
refusons. Nous la refusons parce qu'elle est pour nous l'anti-justice, parce
qu'elle est la passion et la peur triomphant de la raison et de l'humanité ».
Oui, mais peu importe tout cela.
Le premier fait divers - et Dieu sait combien ils sont graves et fréquents,
notamment à cause de cette jungle d’armes en laquelle s’est transformée le
Liban– nous projette des siècles en arrière, nous dénude de notre pragmatisme,
de notre lucidité, de notre humanité. Le crime nous est contagieux par sa
barbarie. Il nous balance dans les bas- fonds de notre sauvagerie. Déchaînés
sur les réseaux asociaux, nous demandons la remise en oeuvre de la peine de mort, nous croyons jouer à hangman, nous nous transformons en des Jamal Pacha version 1915, nous brisons nos cordes
vocales à vouloir tendre des cordes d’exécution. Croyant servir la justice et
la morale, mais nous délectant des perversions les plus primitives de notre
imagination meurtrière à vouloir le tuer, le torturer, l’humilier, l’écarteler,
l’accrocher en public, le découper en petits morceaux ; nous devenons, parfois,
comme ce criminel, souvent, bien pire que lui.
Honte à nous. Honte à nous de
vouer toujours un culte à la même violence qui a été déifiée pendant quinze longues années absurdes de vengeances et de contre- vengeances. Honte à nous de
souiller la mémoire des victimes avec ce cercle vicieux et cette spirale infernale. Honte à nos politiques de tous
horizons, toujours friands de quelques voix en plus et qui, pour éluder leur responsabilité dans la prolifération des armes, profitent de la facilité
d’un discours démagogique, faussement moralisateur et préfèrent surfer sur la peur des
gens sous cette vague populiste.
Honte à nous de marcher, pour emprunter
l’expression au titre du livre d’Umberto Ecco, A reculons comme une écrevisse.
Enfin, honte à nous - et c’est paradoxalement notre seul espoir - d’incarner à
merveille la prémonition de Nietzsche dans Le crépuscule des idoles :
« À dire à l’oreille des conservateurs.-(…) une formation en arrière, une régression, en un sens quelconque, à quelque degré
que ce soit, n’est pas du tout possible. (…)
Mais (…) tous les moralistes y ont cru,- ils ont
voulu ramener l’humanité à une mesure antérieure de vertu, donner un tour de
vis en arrière. (…) Même les politiciens ont imité en cela les prêcheurs de vertu :
il y a aujourd’hui encore des partis qui rêvent de faire marcher les choses à
reculons, à la manière des écrevisses. Mais personne n’est libre d’être
écrevisse. On n’y peut rien : il faut aller de l’avant ».
(Ecrit le 10 Juin 2017).
(Ecrit le 10 Juin 2017).
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