Les relations illicites avec l’ennemi : une question de point de vue ?



La plupart de nous se rappellent certainement de West Beirut, cette œuvre cinématographique qui est rapidement devenue, lors de sa sortie en 1998, un film-culte aux yeux de toute une génération de jeunes Libanais, notamment ceux qui sont nés et ont vécu toute leur enfance pendant la guerre civile. Il n’est pas rare de retrouver le DVD de ce film sur les étagères de nombreux Libanais, ou même dans leurs valises quand ils partent s’installer à l’étranger, sans parler des nombreuses soirées organisées entre potes autour de ce film juste pour le savourer dans la convivialité et la bonne humeur, et de répéter les répliques particulièrement drôles du personnage féminin pittoresque brillamment joué par Liliane Nemri.

Actuellement, le réalisateur de ce film, Ziad Doueiri, fait de nouveau la une des infos, mais cette fois-ci pour des raisons moins positives : son nouveau film, The Attack (« L’attentat »), a été censuré par le ministère de l’Intérieur libanais à la demande du bureau de boycottage d’Israël rattaché à la Ligue arabe.

Il est important de noter de prime abord que, par principe, toute censure abusive est condamnable. Toute censure qui porterait atteinte à la liberté d’expression en essayant de museler l’opinion différente, fût-elle minoritaire, est à bannir car contraire aux fondements d’une société démocratique et aux libertés publiques. En revanche, une censure fondée sur une base légale solide, et dont le but est d’assurer le respect de certaines lois, ne peut être qualifiée d’abusive. Sinon, et loin de vouloir tenir un discours faussement alarmiste, sans le respect d’un minimum d’ordre public on basculerait dans l’anarchie et l’arbitraire le plus total.

Aussi serait-il intéressant de rappeler très brièvement certaines règles juridiques de base qui rentreraient plutôt dans le domaine des évidences (b.a.-ba) largement connues au Liban. Le fait d’avoir des relations (contacts) illicites avec l’ennemi constitue une infraction punissable par la loi, notamment par le droit pénal (articles 285 à 287) et la loi sur le boycott d’Israël du 23/06/1955. Il semblerait que certains l’aient oublié. Osons au moins espérer qu’on n’ait pas à définir pourquoi Israël est un État ennemi.

Selon la presse libanaise et arabe, il est reproché au réalisateur de ce film d’avoir engagé des acteurs israéliens, d’être rentré sur le territoire israélien et d’avoir tourné des scènes dans la capitale d’un État ennemi. Il ne s’agit en aucun cas de s’octroyer prétentieusement le pouvoir, et encore moins les connaissances suffisantes pour juger quiconque, ni de rentrer dans les détails des qualifications pénales. Mais il n’en reste pas moins qu’il est difficile de considérer que les faits relatés ne puissent pas s’apparenter à des relations illicites avec l’ennemi et, par suite, tomber sous le coup de l’incrimination au regard du droit libanais. Quelles que soient les intentions du réalisateur, fussent-elles les meilleures au monde par rapport à la cause palestinienne, libanaise, ou arabe, les lois prohibant les relations avec un État ennemi devraient être respectées. Les relations illicites avec un État ennemi ne peuvent en aucun cas constituer une question de point de vue variable, en ce sens qu’elles seraient licites aux yeux de certains et illicites aux yeux d’autres. Le respect des lois ne peut être une question de choix personnel arbitraire, mais une obligation qui s’impose à tous.

Par suite, le choix qu’a fait une certaine élite, souvent autoproclamée, de défendre ce film face à la censure est une position difficilement tenable. Il s’agit de cette élite qui aime se différencier des « autres » : terme à connotation péjorative qu’elle emploie souvent de manière démagogique pour désigner ceux qu’elle considère comme la « populace » ignorante ou la classe politique des « tous pourris ». Cette même élite qui érige en dogme la nécessité d’un État de droit au Liban (à juste titre), et qui critique incessamment les « autres » pour tous les maux du pays parce qu’ils ne respectent pas les lois, serait-elle en train de tomber dans les mêmes erreurs qu’elle dénonce ? Un tel choix reflète encore une fois la crise morale profonde que traverse cette élite et combien elle est déconnectée des réalités du pays.

Aux yeux d’une opinion publique non négligeable au Liban et dans le monde arabe, les faits relatés autour du nouveau film de Ziad Doueiri ne peuvent que constituer une erreur grave, voire une faute qu’aurait commise ce dernier. La meilleure façon de la corriger commence par l’avouer et surtout éviter de s’y enfoncer davantage en campant sur ses positions initiales. Consciente que l’erreur est humaine, cette opinion pourrait alors envisager de dépasser cet incident et attendre les nouvelles œuvres du réalisateur. 

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