Au Liban, beaucoup de cinéma pour peu de cinéma


Article publié dans L'Orient- Le Jour du 31 Janvier 2018.

Il ne s’agit pas d’être dupe. Il ne s’agit pas de plonger dans l’angélisme des beaux principes, ni de tourner en rond avec le vrai, le bien et le beau dans le monde des Idées de Platon. Oui, le Hezbollah cherche à imposer son agenda culturel, ou plutôt anti- culturel, au Liban ; et ce après l’avoir imposé dans sa communauté confessionnelle à partir des années 80, et après avoir enfin réussi à subjuguer tout le pays à son agenda politico- militaire, grâce notamment à un exécutif composé d’une myriade de forces politiques qui, dès qu’il lève le petit doigt, se font concurrence entre elles et se mettent en quatre pour lui faire ses quatre volontés.

            De l’interdiction des chants de Fairouz dans certaines facultés de l’Université libanaise, jusqu’au récent discours du Secrétaire général de cette milice transnationale, dans lequel il ordonne expressément  à l’Etat libanais d’interdire le film « The Post » (ou The Pentagon Papers- version française) du réalisateur américain Steven Spielberg, en passant par la campagne de dénigrement contre le réalisateur Ziad Doueiri à l’occasion de la sortie de son film « L’insulte », et l’interdiction de certains films de réalisateurs iraniens opposés au régime des mollahs ; il n’est plus possible de douter de la volonté du Hezbollah de dicter à une société pluraliste, comme la société libanaise, ses choix culturels, notamment en matière de cinéma. Mais si ces campagnes de boycott et de prohibition témoignent des projets désastreux du Hezbollah pour le Liban en matière de culture, les campagnes en face dénotent, elles, souvent, une regrettable faillite politique d’un grand nombre d’opposants à ce parti- milice.

Face à la campagne de calomnie contre Ziad Doueiri, beaucoup d’opposants au parti pro- iranien n’ont pas hésité à orchestrer, de leur côté, une campagne d’éloges, de louanges et d’encensement dithyrambique, dans les medias et les réseaux sociaux, d’un réalisateur libanais qui a violé, de façon on ne peut plus claire, et quelle que soit son intention - serait- elle des plus louables - la loi libanaise, et ce par son séjour dans un Etat ennemi. Souvent, ils n’ont apporté aucun bémol à leurs panégyriques, mais aveuglés par leur dogmatisme libéral et anti- hezbollah, ils ont essayé de minimiser, voire de banaliser la nature de l’infraction commise par le réalisateur, tout en se gargarisant de leur prétendue supériorité culturelle.

Le père de la psychanalyse (Freud, Malaise dans la civilisation), un anthropologue du calibre de Lévi- Strauss, les théoriciens du contrat social (Hobbes, Locke, Rousseau), et bien d’autres, tous s’accordent à dire que la culture est, avant tout, le respect de la loi. Respecter la loi, respecter le principe de l’égalité de tous devant la loi, ne pas arguer de la violation de la loi par l’Autre comme prétexte pour s’exonérer soi- même de l’application de la loi, condamner tous les arrangements procéduraux plus que douteux avec la justice qui se font dans la pénombre de la zone du non- droit ; voilà ce qu’est, avant tout, la culture. 

Quand un citoyen, supposé incarner la culture d’un pays, se permet de violer la loi de ce pays, loi - au sens large du terme - qui est le fondement de toute culture, il ne peut être un véritable catalyseur de culture. Se contenter de montrer du doigt l'autre camp, l'autre parti, l'autre communauté, l'autre classe sociale, l'autre région, l'un des "leurs", à chaque fois que cet Autre viole la loi; sans pour autant avoir le courage de l'auto- critique quand son propre camp, son propre parti, sa propre communauté, sa propre classe sociale, sa propre région, l'un des "nôtres" viole également la loi, voilà ce qui ne manque pas d'hypocrisie, de "tribalisme communautaire" - comme dirait le grand feu Kamal Salibi-, voilà l'essence de la schizophrénie morale de cette société civile qui, après, ose se plaindre des politiciens, de leur discours clivant, et vient se lamenter, jour et nuit, sur l'état déplorable du pays, de ses institutions et de la corruption qui le gangrène à tous les niveaux, tout en se perforant les tympans avec son rêve de vivre dans un Etat de droit. 

Ainsi, beaucoup d’opposants au Hezbollah donnent- ils l’impression de n’être que le revers de la médaille de ce qu’il est, de tomber dans les mêmes fautes qu’ils montrent du doigt chez leur adversaire ; qu’à la première occasion, ils jettent leurs principes avec l’eau du bain dans les canaux de la politique politicienne ; qu’en somme ils manquent d’arguments convaincants pour contrer l’offensive culturelle de ce parti sur le pays du cèdre.

L’auteur de ces quelques lignes n’a pas encore pu regarder « L’insulte », parce qu’il ne sort qu'à partir du 31 Janvier dans les salles parisiennes. Le film peut être excellent, ou pas. Il ne s’agit pas de mettre en cause la qualité du film, ni le talent indéniable du réalisateur ou des acteurs. Là n’est pas la question. Il ne s’agit certainement pas, non plus, de diaboliser Ziad Doueiri comme le font les chantres de la moumana’a, ni d’appeler au boycott ou à l’interdiction de son film, ou de n’importe quel autre film, encore moins de participer à tout le cinéma qui se fait autour de The Post de Spielberg qui, de toute manière, est une affaire complètement différente du cas de Doueiri, vu qu’elle concerne un réalisateur non libanais qui a fait une donation à une association caritative dans un Etat ennemi du Liban. Si les citoyens doivent avoir le droit de choisir entre boycotter ou non une œuvre cinématographique, il appartient à l’Etat de protéger ce droit à la différence et de ne pas favoriser un choix sur l’autre, ni imposer un seul dogme culturel, surtout quand un tel dogme est dicté par un parti religieux et paramilitaire. Mais encore une fois, là n’est pas la question.

 L’affaire de Ziad Doeuiri n’est pas seulement légale ou judiciaire, mais elle comporte également un aspect psychologique non négligeable, notamment, disons- le franchement, aux yeux d’une partie au moins de la nouvelle génération intellectuelle du Liban, relativement jeune, souvent émigrée, qui s’est sentie quelque part trahie, avec L’attentat (The Attack), par celui qu’elle considère l’un des siens, et pas n’importe lequel des siens, mais l’un des siens les plus éminents, les plus prometteurs, un exemple à suivre, sur lequel elle place beaucoup d’espoir. Le fait que le réalisateur ait négligé ce sentiment de « trahison » chez ses fans, exprimé par exemple dans les colonnes de l'Orient- Le Jour il y a quelques années (Les relations illicites avec l’ennemi :une question de point de vue ?, OLJ du 08 Mai 2013), et son obstination, perçue parfois comme arrogante, à ne pas reconnaître son erreur, a été de nature à aggraver les choses. Semant, hier, son indifférence vis-à-vis d’une partie de ses premiers fans qui se sont sentis lésés par son comportement, il récolte, aujourd’hui, leur indifférence vis-à-vis de son succès (nomination de « L’insulte » aux oscars), qu’ils auraient pourtant bien aimé partager et en être fiers.

Peut- être, serait- il urgent de sortir de la vision manichéenne des choses, vers plus de nuances. Peut- être serait- il grand temps d’arrêter, de part et d’autre, tout ce cinéma politicien autour du cinéma au Liban, et de s’intéresser un peu plus au cinéma – ce vecteur de liberté dans tout pays - en lui- même ; d’autant plus que les productions locales ont de la peine, surtout pour des raisons financières, à voir le jour. Pour cela, il serait temps d’arrêter, avant tout, de fournir gratuitement et de façon pas très intelligente, sur un plateau en or, aux ennemis du cinéma, les « bons » arguments pour le combattre et les raisons pour l’interdire. 

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