On ne peut que féliciter, surtout
en tant que libanais, la réalisatrice Nadine Labaki pour le prix du Jury qui a lui
été décerné, au festival de Cannes, pour son film Capharnaüm ; d'autant
plus que la façon humaniste, avec laquelle elle traite un sujet très sensible -
celui des réfugiés syriens -
Nonobstant l’avis purement
artistique - critique cinématographique qui se veut impartiale et objective, loin
de toute récupération politique pour ou contre le film - que chacun peut avoir
au sujet de ce film en particulier (que l’auteur de ces quelques lignes n’a pas
encore eu la chance de voir), ou du cinéma de Nadine Labaki plus généralement,
notamment par rapport aux lourdeurs découlant d’une forte dose de démagogie
moralisatrice inhérente à l’ensemble de son œuvre, il est cependant indéniable
que cette reconnaissance de la part du plus important festival
cinématographique en Europe, et l’un des plus importants au monde, devrait être
un gage de fierté pour tout libanais.
Mais, alors que Labaki était encore
en train de recevoir son prix au festival de Cannes, le bal des hypocrites, lui,
commençait au Liban. Il s’agit, notamment, de deux genres d’hypocrisie qui,
alliés objectifs, s’alimentent de façon très synallagmatique.
En effet, comment ne pas
remarquer, tout d’abord, que la même "société", ou plutôt les mêmes franges
de la société libanaise qui n'arrêtent pas de hurler, depuis plus de 7 ans, des
cris de plainte pour rythmer la pire rhétorique raciste et xénophobe qu’ils
martèlent, jour et nuit, contre les réfugiés syriens au Liban, commencèrent
automatiquement à pousser des cris de joie pour célébrer la victoire, à Cannes,
d'un film libanais sur ces mêmes réfugiés syriens ?
Elle est belle, l'hypocrisie
libanaise, surtout au sein du microcosme que forme une certaine élite culturelle
autoproclamée, celle qui se plaint de réfugiés qui meurent dans le froid de la
Békaa, mais qui n'a pas froid aux yeux quand il s'agit de changer le fusil
d'épaule - à l'occasion de la victoire d'un film qui traite de leurs conditions
de vie - pour pouvoir s'autoféliciter et bien exhiber son ethnocentrisme très
libanais, avec son lot d’exagération ridicule, le tout sur le dos des réfugiés
syriens et de leur misère.
Ensuite, comment ne pas relever
les tweets haineux et moqueurs, contre Nadine Labaki et son film, de deux vedettes
du Hezbollah, à savoir : l’une de ses présentatrices les plus en vue,
ainsi que celui qui, parmi ses députés, manie un franc- parler sans concession ?
Pour contrer cette déferlante
culturelle depuis Cannes, ces deux personnalités du Hezbollah n’ont rien trouvé de mieux que de faire, au Liban,
l’éloge de l’anticulture de la mort, des armes illégales qui violent le monopôle
étatique de la force armée, ainsi que des combattants du Hezbollah tombés en
Syrie et qui, à cause d’eux –entre autres appuis inestimables au régime syrien –
le Liban a vu des vagues de réfugiés syriens arriver en masse sur son
territoire.
Fidèle à l’anticulture de la guerre permanente
qui lui permet de consolider sa mainmise sur le pays, le Hezbollah a rappelé le
mot d’ordre qui constitue, au moins depuis les années soixante, une constante
dans la stagnation des populations arabes, même si l’ennemi, lui, est variable :
« aucune voix ne doit s’élever au- dessus de celle de la bataille ! »
S’il est tellement gêné par le
succès de Labaki et de son film, le Hezbollah aurait dû tout simplement s’abstenir,
à la base, d’envoyer ses combattants en Syrie afin d’éviter de fournir
gratuitement la matière dramatique qui a servi de déclencheur à la création de Capharnaüm,
qui constitue en réalité l’arme et d’armature de tout le film et qui a suscité sa
réalisation. De toute façon, le Hezbollah aurait dû, au moins, garder le
silence, pour ne pas être victime de sa propre hypocrisie.
Cet incident médiatique n’est
certainement pas le premier. Il s’inscrit dans une série de tentatives orchestrées
par le Hezbollah pour contrôler le paysage culturel libanais. Nous avons déjà
exposé à plusieurs reprises, notamment à l’occasion de la sortie du dernier
film de Ziad Doueiri – L’insulte- (Au Liban, beaucoup de cinéma pour peu de cinéma) comment le boycott d’Israël sert souvent, au Hezbollah, de subterfuge
légal pour sa mainmise progressive sur la culture au Liban, notamment sur le
cinéma qui est, dans tout pays, un vecteur de liberté.
Mais, démuni, cette fois- ci, de
sa rhétorique favorite qui consiste à accuser, tous ses opposants, de trahison
et de collaboration avec l’ennemi, et manquant de prétextes de ce genre pour
interdire le film de N. Labaki, le Hezbollah
a dû se rabattre sur une piètre éloge de ses armes et des « exploits »
de ses combattants en Syrie, dans une tentative maladroite de garder son
influence grandissante sur la culture au Liban, et au risque de dévoiler son
hypocrisie quant aux causes qu’il invoque habituellement pour dicter l’interdiction
des films dans ce pays.
Bref. On dit que l’art n’a pas à être
utile. Mais s’il est une utilité – et pas des moindres – que Capharnaüm a déjà pu
prouver, et ce seulement quelques jours après son couronnement à Cannes, c’est
d’avoir merveilleusement réussi à dénuder l’hypocrisie libanaise dans plusieurs de ses facettes les plus abjectes.
Rien que pour cela, Nadine
Labaki, merci !
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