Le carburant de nos années



Il serait comme un billet de dix euros trouvé dans la poche d'un ancien pantalon
Comme pour un mélomane de l'amour, la symphonie des talons
Comme pour cet ado en quête de virilité, une fine moustache qui se trace
Comme pour une mère esseulée, l'appel de son fils épris d'une ambition vorace
Comme un regard familier au milieu de la foule à l'aéroport
Comme un patron obtus qui admet, pour une fois, son tort
Comme pour un élève après le sport, l'eau au fond de sa gourde
Comme le mensonge blanc qu'on balance pour rattraper une bourde
Comme une insulte qui se brise sur le sourire d'un destinataire indifférent
Comme un compliment sincère qui achève un long différend
Comme pour des civils, un obus les visant qui rate sa cible
Comme la pénombre du ciné qui noie deux timidités trop visibles

Il serait comme Aragon qui trempe sa plume dans les yeux d'Elsa
Comme Dali qui fait jaillir son talent par le corps de Gala
Comme pour le cendrier délaissé par un vapoteur, le mégot brûlant d'une cigarette
Comme pour le fiancé qui se brûle le cœur, celle qui se fait désirer à coups de « arrête ! »
Comme pour une tasse de café amer, la douceur d'un rouge à lèvres
Comme pour un ministre désemparé, sa démission d'un gouvernement mièvre
Comme pour un collant agonisant, une tache de vernis
Comme pour le génie de Van Gogh, les paysages de Giverny
Comme pour la tête alourdie d'une femme, le duvet bouclé d'une poitrine
Comme pour un inspecteur de police, une erreur de Jacques Mesrine
Comme après une violente rupture, son odeur dans le vide d'un coussin
Comme pour des mateurs désœuvrés, celle qui dandine sa chute de reins
Comme ce train désaffecté qui attend toujours son heure sur la rame
Comme pour un populiste, le récit de tous ces complots qui se trament
  
Il serait comme pour un célibataire endurci, un bas roulé au bas de son lit
Comme pour celle qui tremble sous les bombardements, son enfant traumatisé qui sourit
Comme pour un amant clandestin, l'annulaire libéré de sa dulcinée
Comme pour une épouse patiente, un mari qui revient à leurs dîners
Comme contre un puritain, un décolleté qui s'écrase dans le métro
Comme une glace léchée à l'ombre caniculaire d'un bistro
Comme la laïcité de Jaurès contre l'intolérance d'un laïcard
Comme pour une chaloupe perdue, la lumière lointaine d'un phare
Comme pour un poète sans inspiration, une idée originale
Comme son nom sur une liste d'admission que déniche un visage pâle
Comme devant ce tribun de la haine, le micro dégoûté qui le lâche
Comme la dignité d'un soldat en captivité lâché par tant de lâches
Comme pour cet hipster arrêté, la preuve qu'il n'est qu'un barbu de selfies
Comme pour Israël, la folie meurtrière entre mollahs et salafis

Il serait comme dans l'asphyxie d'une prison, un songe de vagues
Comme pour une langue de bois, une formule vague
Comme sur un passeport vierge s'étend majestueusement un visa
Comme après la Révolution, la Restauration aux yeux du marquisat
Comme pour la victime des « toujours pas mariée ? », l'oreiller qui boit son amertume
Comme pour un matin mélancolique, le café qui dissipe sa brume
Comme pour l'enfant réfugié, les châteaux du sable mouillé de sa tente
Comme pour un pays d'accueil, les éclaircies contre le racisme qui le tente
Comme sur la poutre d'un chantier, des bottes qui transpirent une journée de labeur
Comme devant une vitrine, Cosette qui contemple un peu de pain et de beurre
Comme pour le portable d'un chômeur, un appel qui le sort de sa longue veille
Comme pour un électeur aigri, un conte qui lui promet monts et merveilles
Comme pour les commerçants de la peur, l'or du grand remplacement
Comme pour celui qui se shoote à la Bourse, l'opportunité d'un bon placement
Comme pour un malade déprimé, les résultats d'une guérison
Comme pour la mémoire de nos martyrs, nos chaînes que nous brisons
Comme un petit encouragement sur une copie pleine de rouge
Comme dans un ventre jugé infertile, une âme enfin qui bouge.

Il serait partout, dans les miettes, dans les riens
Tantôt comme une fausse note rappelant au virtuose qu'il est surtout humain
Parfois réaliste, souvent illusoire
Année après année, il marque pourtant son territoire
C'est lui qui nous permet de tenir et d'avancer quand tout le reste foire
Nous ne sommes, en vérité, que des mendiants d'espoir.

Sagi SINNO, Le jardin d'ecchymoses, V- Cueillette d'ecchymoses.

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