Le père Sélim Abou, bribes en guise d'hommage


"3am t3azzbak Raymonde ?" C'est à l'âge de 3 ans, dans le bureau de mon père à la faculté des sciences humaines de l'Université Saint- Joseph, que je l'ai rencontré, rigolant, la première fois. Il faisait allusion à sa sœur, la directrice de mon école.
"Bravo". C'est 18 ans plus tard, sur l'estrade de la remise des diplômes de la faculté de droit et de sciences politiques de la même université, que je l'ai salué, très solennellement, la dernière fois. Désormais recteur de cette université, il n'a pas omis de faire un clin d'œil à mes parents qui étaient présents, au premier rang.
Entre les deux rencontres, et bien après, j'entendais souvent parler de lui à la maison. Une longue amitié le liait à mon père, bien avant qu'il soit son second à Saint- Joseph, c’est- à- dire vice – recteur, le plus haut poste qu'un musulman n'ait jamais pu occuper dans cette Université chrétienne que le père jésuite Sélim Abou a su ouvrir à son entourage régional et au monde, continuant ainsi l'oeuvre de son prédécesseur, le père Jean Ducruet.
Dans mon adolescence, c’est aussi dans le bureau de mon père, mais cette fois- ci à la maison, que j'ai découvert les idées du père Abou. A l'époque, aux alentours du 17 mars, mon père avait l'habitude de s’enfermer pendant tout un weekend, voire plus, dans son bureau qu’il transformait, à l’occasion, en une véritable usine pour traduire, en arabe, le discours annuel qu’allait prononcer le père Abou à l’occasion de la fête de Saint Joseph.
A table, mon père avait l’habitude d’attiser notre curiosité en disant que le discours allait certainement avoir un impact énormissime sur la scène politique libanaise. Il parlait, si mes souvenirs sont bons, d’une critique philosophique acerbe du « discours idéologique » (baasiste) ambiant que le discours contenait. C’est pourquoi, lorsque je profitais d’une des pauses de mon père pour me faufiler secrètement, dans son bureau, afin de faire, vite fait, une petite partie de Fifa 97 sur son ordinateur, je ne pouvais m’empêcher de jeter un coup d’œil sur les feuilles du discours du père Abou, éparpillées entre les piles de dictionnaires. A dire vrai, je n’y comprenais pas grand-chose, mais suffisamment pour m’inquiéter pour mon père. « Pourvu que personne ne sache qui traduit ce discours. Pourvu que les « syriens » (dont l’armée et ses services secrets occupaient le Liban à l’époque) ne viennent pas, la nuit, chercher mon père », martelais-je secrètement.
Deux années plus tard, c’est sur mon lit d’hôpital, à l’Hôtel- Dieu de France, à Beyrouth, que j’ai reçu, cette fois- ci, la visite du Père Abou. C’était après une opération que j’ai dû subir pour extraire une balle que j’ai reçu, dans le dos, de la part d’un milicien dans un convoi très pressé, appartenant à une force politico- religieuse qui – ironie de l’histoire – a désormais un représentant parmi les 6 personnalités qui bloquent actuellement la formation d’un gouvernement au Liban. « Vous restez au Liban ? », me demanda- t- il, avec beaucoup d’inquiétude, angoissé par toute cette jeunesse qui quitte le pays. Comme quoi, il savait ce qui m’attendait.
Ce sont quelques bribes, griffonnées sur un mobile au coin d’un café parisien, plusieurs années plus tard, de mes souvenirs de ce penseur, en apprenant qu’il nous a quittés. Un personnage issu d’une famille qui a marqué à jamais son pays, tant elle a donné, dans le pire des contextes socio- politiques, au milieu intellectuel, académique, pédagogique et culturel au Liban. Un grand homme, appartenant à cette génération de sombres héros qui ont su traverser - et grâce à eux, le Liban - les océans du vide intellectuel et moral qu’on a voulu – et qu’on veut toujours - nous imposer.
Un grand homme dont la croyance au Liban donnait envie d’y croire.
Paix à son âme.

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