Peuple "ingrat" cherche repreneur



« Après l'insurrection du 17 juin, le secrétaire de l'Union des écrivains fit distribuer des tracts dans la Stalinallée. Le peuple, y lisait-on, a par sa faute, perdu la confiance du gouvernement, et ce n'est qu'en redoublant d'efforts, qu'il peut la regagner. Ne serait-il pas plus simple alors pour le gouvernement de dissoudre le peuple et d'en élire un autre ? »

66 ans et plus de 3500 kilomètres séparent ce poème sarcastique - « Die Lösung » (La Solution), écrit par le dramaturge et poète allemand, Bertolt Brecht, du communiqué du bureau de presse du palais présidentiel au Liban, en date du 30/09/2019. Dans ce poème, Brecht critique le régime de la RDA - où il résidait -, à la suite de l'insurrection du 17 Juin 1953 qui éclata à Berlin- Est, et qui constitue le premier soulèvement populaire contre un régime communiste dans le bloc de l’Est. Quelques 4000 kilomètres et plus de six décennies, et pourtant, « le sexennat fort », comme son nom l’indique, a pu réussir le miracle de fusionner les espaces et de remonter le temps. Un énième succès à ajouter, sans doute, - comme on nous le martèle sans cesse - à l’actif bien fourni de son « brillant bilan ». 

En effet, dans le communiqué du 30 Septembre, il est solennellement affirmé que « Ce n’est pas par accident que la grogne sociale a éclaté, conduisant des centaines de Libanais à manifester dimanche dans les rues, pour exprimer leur ras-le-bol quant à la conjoncture socio-économique ; il s’agit d’une campagne orchestrée visant à mettre en échec le sexennat du général Michel Aoun ». « Hélas ! Ce peuple ingrat a méprisé ta loi ; La nation chérie a violé sa foi ; Elle a répudié son époux et son père, Pour rendre à d'autres dieux un honneur adultère », aurait pu conclure ses lamentations, en toute finesse et subtilité, le communiqué ; sans même que l’on se rende compte qu’il citait un passage d’« Esther » de Racine. Mais, fidèle au discours politique « fort » de ses auteurs et leurs éléments de langage bien musclés, le communiqué a préféré vite rebondir en proférant des menaces directes de poursuites judiciaires contre les manifestants ayant « porté atteinte à la personne du chef de l’État », ainsi que contre ceux qui « alimentent, sur les réseaux sociaux, les rumeurs » relatives aux éventuelles crises du dollar, de l’essence et de la livre libanaise.

Rappelant, quelque part, toutes proportions gardées, la rhétorique et la novlangue des cercles de pouvoir autrefois rapprochés de Wilhelm Pieck, Otto Grotewohl, Walter Ulbricht, Erich Honecker et autres plumes enflammées de la Stasi, le communiqué du 30 Septembre dernier s’attaque aux libertés publiques, notamment à la liberté d’expression, dans une tentative de fuite en avant face aux problèmes socio- économiques dans lesquels le pays plonge. Ce qui n’est pas sans évoquer, dans la tête des Libanais, les heures les plus sombres de l’occupation syrienne du Liban. Afin de mieux déplacer le problème, de falsifier sa véritable nature - probablement par incapacité à le résoudre -, la seule « solution », la seule réponse que semble donner le pouvoir actuel, via ce communiqué, aux crises économiques, financière, monétaire, n’est qu’une réponse sécuritaire et, accessoirement, judiciaire. En d’autres termes, devant un pouvoir impuissant, formé de toutes les forces politiques y participant et le cautionnant, le peuple, lui, n’a qu’à prendre sur lui, patienter, endurer, tenir bon, en silence.

En ce sens, rien de très étonnant, finalement. Le communiqué du 30 Septembre s’inscrit dans la droite ligne du culte de la peur, culte qui constitue la base du discours du pouvoir en place au Liban, et ce à une nuance près. Après avoir instrumentalisé la peur de l’Autre – différent -, par les  campagnes de xénophobie et de racisme orchestrées contre les travailleurs étrangers et les réfugiés, ainsi que par l’exacerbation du sentiment identitaire et confessionnel, surtout à l’encontre de la majorité confessionnelle dans la région (alliance des minorités), notamment par l’usage de la rhétorique relative à la « récupération des droits des Chrétiens » et la construction de ce que l’historien Gérard Noiriel appelle - dans son livre « Le venin dans la plume » (La Découverte, Sept. 2019) - une « histoire identitaire » (cf. discours du Président de la République sur le Centenaire du Grand Liban), le pouvoir en place semble désormais franchir un seuil dans le culte de la peur. Dorénavant, le pouvoir essaie de diffuser, au sein du peuple libanais, le sentiment de la peur à l’égard du pouvoir lui- même. Ainsi passerait- on progressivement du culte d’une peur horizontale, clivante, vers le culte d’une peur verticale, autoritariste, plus directe ; ou plus exactement, vers une coexistence morbide des deux genres de peur. La boucle des phobies, caractéristique du populisme de droite et alimentant son autoritarisme (voir Jan- Werner Müller, Qu’est-ce que le populisme ? Définir enfin la menace, Ed. Premier Parallèle, 2016), serait-elle en train d’être bouclée au Liban ?

En attendant la réponse, qui semble de plus en plus évidente, le peuple libanais, sur le dos duquel le pouvoir en place s’est hissé avec sa rhétorique populiste, et au nom duquel il prétend mener une lutte contre des élites (sans d’autres, plus proches de lui), ce peuple- là, désormais jugé ingrat par un pouvoir bien installé, ne mesurant pas « sa chance » d’être ainsi gouverné, délaissé par un pouvoir qui essaie de s’exonérer de ses responsabilités en le culpabilisant pour les fautes qu’il a commises lui- même, abandonné à son sort dans un « failed state » en état de déliquescence avancée et de faillite tue sous peine de prison, cherche repreneur.

Les enchères sont ouvertes. Les surenchères, aussi.

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