A la question de savoir quel était
son avis à propos du discours du mufti jaafari, Cheikh Ahmad Kabalan, dans
lequel ce dernier a annoncé, le
premier jour de l’Aïd el Fitr, la
mort de la formule libanaise telle qu’établie par les pères de l’indépendance - Béchara el Khoury et Riad el Solh -, le Chef du parti des Forces libanaises,
Samir Geagea, n’a pas trouvé meilleure réponse que d’affirmer, en résumé, que
le temps présent n’était pas propice à discuter de ces questions- là, et qu’il
fallait plutôt se consacrer entièrement à la résolution de la crise socio-
économique et financière dans laquelle plonge le Liban. Même s’il a souligné,
plus tard, dans la même conférence de
presse du 25 Mai 2020, l’importance de la souveraineté de l’Etat et la
nécessité qu’il détienne le monopole de la force armée, l’attitude de Geagea,
qui consiste à éviter les conflits autant que possible, n’en demeure pas moins décevante
de la part du chef de l’un des partis de la droite libanaise souverainiste, ayant
l’une des plus larges bases populaires au Liban, notamment devant une question
de cette importance.
Le Hakim est probablement mieux placé que quiconque pour
savoir que la question de la souveraineté de l’Etat libanais et celle de la
situation socio- économique du pays sont intrinsèquement liées ; que la
crise que traverse actuellement le Liban est essentiellement politique ; que
le marasme économique n’est qu’une facette d’une catastrophe politique bien
plus profonde ; que, surtout, la faillite financière du Liban découle de
la faillite de sa souveraineté étatique. Rester sur la défensive face à des
propos alarmant en essayant d’esquiver la question de la souveraineté de
l’Etat, ceci est loin de constituer une stratégie politique digne de ce nom. En
ce sens, la réponse de Geagea vient couronner un long chemin de concessions
entamé, au moins, depuis l’accord de Meerab (Janvier 2016), et qui tranche
clairement avec la politique qu’ont menée les FL à la sortie du Hakim de prison,
suite à l’assassinat de Rafic Hariri et le retrait des troupes syriennes du Liban
en 2005. Les FL ne sont pas le seul parti de droite à connaître un tel
parcours. Les Kataëb et Moustaqbal sont dans le même cas de figure.
Raisons d’un échec
Dans l’espace de quelques années,
la direction des FL est passée de l’intransigeance politique d’un Antoine Zahra
sur les questions de souveraineté et d’alliances politiques contre- nature, à
tendre l’oreille aux conseils d’un Melham Riachi pour une politique nettement
plus compromissoire afin que ce parti ait sa part du gâteau au pouvoir ; d’une
ligne claire d’opposition au pouvoir détenu pratiquement par le Hezbollah et
ses alliés, à un positionnement mou, mi- figue, mi- raisin, intenable, d’opposition
mais au sein du gouvernement ; de
refuser de siéger au gouvernement avec le Hezbollah, à participer avec 4 ministres à un tel
gouvernement ; des projets de loi, d’un Ibrahim Najjar, assurant la
protection des droits de l’homme (contre la détention arbitraire, nationalité
libanaise pour les libanais ayant des ascendants d'origine libanaise,
transformation du ministère de la justice en ministère des libertés et des
droits de l'homme, etc.) et une ouverture sur le monde, notamment avec la mise
en place, à l’international, de conventions de coopération et de coordination
avec le TSL, ainsi qu’avec plusieurs pays européens et arabes, à courir, avec
un Camille Abousleiman, après les travailleurs étrangers dans les ruelles des
villes libanaises, dans un acharnement procédurier et un jusqu’au- boutisme
formaliste, à la Javert, sans beaucoup d’humanisme et faisant fi de l’esprit de
la loi et de sa finalité, sous couvert de son application, le tout dans une
triste surenchère populiste avec le CPL pour
voir qui peut le plus déborder vers la droite de la droite ; bref, d’un
parti qui commençait à avoir une sérieuse aura nationale et une capacité de
rassemblement transcommunautaire, à, de nouveau, un parti recroquevillé dans la
rue chrétienne.
Décevante
est également la politique de l’autre parti traditionnel de la droite
libanaise, les Kataëb. Avec sa direction actuelle - dont la sincérité de son
engagement à changer les choses dans le pays ne fait pourtant pas de doute -,
ce dernier est en passe de devenir beaucoup plus une sorte d’association de
revendications sociales, qu’un parti politique. Le parti de la droite libanaise
qui a longtemps été aux premières lignes des luttes pour la souveraineté du
Liban, se trouve aujourd’hui relégué au rang de force politique accessoire et
suppléante aux groupuscules politiques et ONG, souvent de gauche, issus de la «
société civile ». Et pourtant, cette politique a fait perdre au Kataëb deux
précieux sièges au Parlement (sur un ensemble de 5), comme quoi populisme ne
rime pas toujours avec popularité.
Enfin, il
en va sans dire que la politique menée par la direction de Moustaqbal a
engendré un échec politique historique, cuisant, incomparable, et une déception
très amère pour sa base électorale; ce parti qui peut être considéré
comme appartenant à la droite, notamment en ce qui relève, au moins depuis
2005, de son souverainisme, ainsi que de la politique de libéralisme économique
qu’il a, de tout temps, défendue. Le revirement de Saad Hariri, à partir de
l’automne 2016, en faveur de l’élection du Général Aoun à la présidence de la
République, ainsi que l’abdication de Hariri - en faveur du CPL et d’une milice
armée, aux ordres d’un autre Etat (l’Iran), comme le Hezbollah - de l’écrasante
majorité des prérogatives constitutionnelles d’un Premier ministre, et ce au
détriment de ses alliés les plus fidèles (dont Samir Geagea et Sami Gemayel)
ainsi que de la souveraineté du Liban, tout ceci nécessiterait, pour être
exposé, un grand nombre de pages que même une grande indulgence de la part du
lecteur ne saurait tolérer.
Course pour rattraper les autres
forces politiques
La conséquence de tout ce qui
précède est que, depuis la crise des déchets de 2015, la droite libanaise ne
fait pratiquement que courir derrière d’autres forces de l’échiquier politique.
D’un côté, la droite, notamment les FL par le biais de certaines surenchères (supra),
court, à sa droite, derrière un discours d’extrême- droite que sait très bien
manier, par exemple, le CPL. Le CPL, de Gebran Bassil, qui est devenu maître
incontesté en matière de campagnes de xénophobie et de racisme décomplexé qu’il
orchestre, de temps à autre, contre les réfugiés et travailleurs étrangers, ainsi
que par la diabolisation de la communauté sunnite comme « incubatrice de terrorisme » et la
stigmatisation, qui l’accompagne, des villes et régions, à l’instar de Tripoli,
où les sunnites sont majoritaires.
De l’autre côté, et d’une façon
bien plus généralisée et constante, la droite court derrière la gauche, en
particulier celle engendrée par les mouvements successifs de contestation
sociale, notamment depuis le 17 Octobre 2019. En effet, les partis de droite
courent derrière les revendications qui sont traditionnellement ceux de la
gauche, principalement celles tenant à l’édification d’un Etat civil non
confessionnel par le biais, notamment, d’une loi électorale sur une base non
confessionnelle, voire même par l’instauration d’une loi unique du statut
personnel (laïcité pleine et entière de l’Etat). La droite a été historiquement
réticente à de telles proposition. La droite chrétienne, parce qu’elle
s’inquiète du fait que l’abolition du confessionnalisme politique ne soit qu’un
préalable à l’instauration de la loi du nombre, d’autant plus que les musulmans
sont majoritaires dans le pays, ce qui pourrait porter atteinte aux
spécificités de la formule libanaise qui se base sur une égale répartition du
pouvoir entre chrétiens et musulmans, et ce sans aucune contrepartie ni
garantie donnée aux chrétiens. Le dernier discours du mufti Kabalan est de
nature à raviver ces inquiétudes légitimes. La droite musulmane, parce qu’elle
ne peut accepter, par conviction religieuse, et quelle que soit la réalité législative
qui prévaut dans d’autres pays à majorité musulmane comme la Turquie laïque, que
le statut personnel des musulmans (mariage, divorce, filiation, succession)
soit régi par d’autres dispositions que celles du droit musulman ;
l’application des dispositions du droit musulman relatives au statut personnel
étant, selon les préceptes du fiqh, inséparable de la foi du musulman et une
condition sine qua non pour qu’il soit considéré comme musulman, avec la liberté
qui est laissée, toutefois, à tout musulman de ne plus l’être, c’est- à- dire
de renoncer à sa foi s’il le souhaite. Cela étant, une position médiane, à
l’instar de l’Egypte par exemple, devrait être envisageable, à savoir
l’application du droit musulman, par des tribunaux non communautaires (juges civils),
aux affaires tenant du statut personnel des musulmans, avec l’abolition des
tribunaux char’i qui pourrait s’en suivre.
Il en résulte que la droite libanaise,
aussi bien chrétienne que musulmane, se retrouve dans une position très inconfortable
de grand écart politique et idéologique débouchant sur ce que la philosophe
politique belge, Chantal Mouffe, appelle le « centre radical » ou extrême-
centre, où « le passage à une post- démocratie s[e] fait sentir à travers
(…) une « post- politique », qui a brouillé la frontière existant
entre la droite et la gauche ». Dans son livre Pour un populisme de
gauche (Albin Michel, 2018), où elle prône « un retour du
politique », Mouffe souligne qu’« en affirmant que le modèle
adversarial de la politique et le clivage droite- gauche étaient devenus
obsolètes, et en célébrant le « consensus au centre » entre partis de
centre- droit et de centre- gauche, le prétendu « centre radical »
avait promu une forme technocratique de politique, où la politique
n’apparaissait plus comme une confrontation partisane, mais comme une gestion
neutre des affaires publiques ».
Par suite, c’est à une sorte de
droite « post- politique » que nous assistons aujourd’hui au Liban.
Une droite qui évite les conflits, qui cherche, à tout prix, le consensus au
centre. Une droite dénaturée, insipide, sans couleur, ni odeur, ni saveur, ni caractère
propre à elle, chétive, frileuse et qui n’a plus le courage de ses opinions, ni
de ses valeurs. Une droite qui a pratiquement abandonné ses revendications
premières (souveraineté de l’Etat, monopole étatique des armes) pour courir, à
sa droite et, surtout, à sa gauche, derrière des forces politiques qu’elle ne
réussira jamais à rattraper. Une droite qui a peur d’afficher clairement son
conservatisme et de défendre ouvertement son réalisme, notamment en ce qui
concerne la nécessité de préserver les équilibres entre les différentes
communautés libanaises. Une droite qui a peur d’être culpabilisée ou taxée de
réactionnaire par la police de la bien- pensance, de la démagogie, de l’utopie,
de la dictature des bons sentiments, du dogmatisme laïcard, cette police de
moralisateurs qui cherchent à imposer, dans la réalité libanaise, des solutions
préfabriquées, simplistes, toutes faites, importées de cultures et contextes
très différents de ceux d’un pays multiconfessionnel comme le Liban. Une droite
qui souffre d’un désert idéologique ; qui manque cruellement de stratégie,
de vision à long terme, de propositions politiques sérieuses ; qui, au
lieu d’entreprendre et de passer à l’action politique, s’obstine à se figer
dans l’attentisme et la réaction face au Hezbollah, le CPL et leurs alliés.
Propositions de redressement
En guise de propositions de
redressement, la droite libanaise gagnera à s’imprégner d’Edmund Burke et,
surtout, Roger Scruton, philosophe britannique, théoricien du conservatisme, avec
son fameux slogan « réformer pour conserver ». Une droite qui cesse
d’avoir honte de ce qu’elle est. Une droite qui revient aux écrits de Michel
Chiha pour se ressourcer. Une droite qui réitère son attachement au respect de
la Constitution, de l’accord de Taëf, notamment du système d’équilibre
communautaire qu’il a établi. Une droite qui refuse tout amendement
constitutionnel d’ampleur ainsi que tout changement du contrat social entre
Libanais sous la menace, à peine voilée, des armes illégales. Une droite qui n’oublie
pas que le statut personnel unifié n’a pas empêché la partition, de facto, de
Chypre en deux parties, ni l’éclatement de la Yougoslavie en 7 Etats. Une
droite qui n’a pas peur de dire qu’il n’existe pas de solution miracle ; qu’une
bonne dose de laïcité est nécessaire, mais qu’elle ne saurait être suffisante
pour résoudre les problèmes d’une réalité aussi complexe que la nôtre. Une
droite qui lit Pierre- Jean Luizard (Laïcités autoritaires en terre d'islam,
Fayard, 2008) pour bien se rappeler, qu’au Moyen- Orient, on finit toujours par
être rattrapé par la réalité communautaire, et que les beaux slogans relatifs à
la laïcité ont souvent été instrumentalisés par des groupes confessionnels (la
minorité sunnite en Irak et la minorité alaouite en Syrie, par exemple, toutes
deux par le biais du Baath laïc) ayant profité de moments d’engouement des
populations pour la laïcité, afin de s’imposer durablement au détriment des
autres communautés et ethnies. Une
droite qui n’a pas peur d’affirmer que la gauche n’a pas le monopole du cœur ;
qu’une droite sociale est tout à fait envisageable et nécessaire, mais qu’elle
n’en demeure pas moins bien ancrée à droite. Une droite des classes populaires
et, surtout, de la classe moyenne, d’autant plus que cette dernière est
actuellement guettée par le chômage, la déclassification massive, la perte de
tout pouvoir d’achat, notamment à cause de l’hyperinflation galopante. Une
droite qui soit « le parti de la tranquillité, de la normalité »,
comme l’affirme Aldo Moro, leader historique de la démocratie- chrétienne
italienne, dans le film Buongiorno Notte de Marco Bellocchio, avant qu’il ne
soit assassiné par le groupuscule d’ultra- gauche - carburant à l’idéologie de
la lutte des classes - qui l’a enlevé.
Une droite qui défend un libéralisme
économique réglementé, la liberté d’entreprendre, la propriété privée, la
compétitivité du secteur bancaire ; une droite qui refuse la mainmise
politique sur ce secteur ainsi que les tentatives de certaines forces
politiques de faire endosser toute la responsabilité de la catastrophe
économique et financière actuelle aux seules banques et à la BDL. Une droite
qui refuse le fait que le secteur privé doive supporter la plus grande partie
du financement de la grille des salaires d’un secteur public hypertrophié et
non assez productif. Une droite qui ne cherche plus à restaurer le maronitisme
politique, ni le sunnisme politique, ni aucune autre forme d’exclusivisme
confessionnel au pouvoir. Une droite qui ne soit, en aucun cas, un recyclage du
14 Mars, encore moins un 14 Mars revisité, en ce sens qu’elle ne soit pas une
simple coalition multiconfessionnelle de partis confessionnels ; mais une
droite qui profite de ce « moment populiste » (pour emprunter
l’expression - comme le fait Chantal Mouffe, à plusieurs reprises, dans son livre précité - à Alain de Benoist) qui a éclos le 17 Octobre dernier, pour se
réinventer, avec à la clé un ou des partis eux- mêmes multiconfessionnels,
issus, ou non, des partis actuels de la droite chrétienne et musulmane.
Que l’on soit personnellement de
droite, ou non, est ici sans grande importance. Le Liban, comme tout pays, a
besoin de clivages politiques et, surtout, du débat d’idées entre ses forces
antagonistes sur l’échiquier politique, de ses deux ailes, pour faire avancer
les choses et sortir de cette catastrophe.
C’est pourquoi, le Liban a aussi besoin d’une bonne droite pour le
réveiller. Pour cela, il est grand temps que la droite, elle- même, se réveille.
Il en va du sort de notre pays.
Article écrit le 27 Mai 2020.
Article écrit le 27 Mai 2020.
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