La soirée


 Article- nouvelle publié dans L'Orient- Le Jour du 27 Octobre 2021, sous le titre: Le village isolé du monde

Comme il faisait beau ce soir-là ! Les invités arrivaient en petits nombres. Ils se retrouvaient dans le jardin. On aurait dit un défilé où les plus grands créateurs de mode du monde participaient à une compétition pour présenter les derniers cris de leur cru. Ils échangeaient quelques sourires, quelques mots de politesse, des effets de manche, des moues pour appuyer une flatterie, des exclamations pour complimenter l’élégance des siens et la beauté des siennes. Ils attendaient qu’on les invitât à entrer dans la maison pour entamer le dîner.

C’est une demi-heure plus tard qu’apparurent enfin leurs hôtes. Il s’agissait des membres du conseil d’administration du village. En tenue de soirée parfaite, ils se tenaient, tant bien que mal, sur le parvis, en haut du perron qui descendait vers le jardin. Les applaudissements des convives furent nourris par une admiration inavouable, une secrète jalousie, la peur, la haine et le désir de plaire aux applaudis.

On annonça, à la grande surprise des invités, que le dîner n’allait pas se passer à l’intérieur de la maison. Le buffet les attendait dans le jardin, mais de l’autre côté de la maison. En effet, la maison avait été bâtie au beau milieu du jardin. C’était une belle demeure, construite en pierres anciennes, avec un toit en briques rouges et des végétations qui grimpent sur les murs. Son étage supérieur abritait les locaux du conseil d’administration du village.

E. et sa femme, V., qui étaient parmi les invités, traversaient, bras dessus, bras dessous, le grand jardin, en contournant, avec les autres convives, la maison pour rejoindre l’autre partie du gazon, où le festin les attendait. E. aperçut enfin le buffet. Il se jeta alors sur les canapés de blanc de dinde et en dévora trois d’un coup. Les canapés étaient secs, sans mayonnaise, mais quel délice, après toute cette attente ! Ah ! le beau temps des canapés au saumon fumé qui fondaient en bouche entre deux bouffées de robusto ! Il était bien révolu. « Du calme ! Laissez-en pour les autres ! » criaient les serveurs affolés à l’encontre des premiers arrivants. On avait sorti, spécialement pour l’occasion, des bouteilles de vin qu’on exhibait comme des bidons de carburant. Une rareté. Du millésime 2019, l’année du séisme.

À force de se déchaîner sur la tapenade d’olive qui avait remplacé le caviar sur les blinis, V. fut prise par une envie urgente de « se repoudrer le nez », comme elle avait l’habitude de dire. Elle ne put s’empêcher de rire à la seule idée des toilettes. Quelles toilettes ? La maison était sans eau courante depuis bien longtemps. Le séisme, qui avait provoqué des énormes tranchées tout autour, l’avait transformée en îlot, complètement coupée du reste du village qui, lui, s’était trouvé, à son tour, isolé du reste du monde. D’ailleurs, c’est un véritable miracle que la maison soit encore debout. Les fissures dans les murs étaient, cependant, de plus en plus saillantes, et quelques plafonds dans l’aile droite de la maison s’étaient écroulés.

Décidément, quelle traîtresse, cette constipation qui lui colle à la peau depuis son enfance ! Elle ne la lâche qu’aux pires moments, quand elle est entourée de monde ! Elle accourut vers l’autre partie du jardin, qu’elle avait quittée quelque vingt minutes auparavant. Elle y allait pour faire ses besoins à l’ombre de l’arbre majestueux qui y était planté et qui, autrefois, faisait la fierté des habitants du village. Cette partie du jardin était désormais calme et vide. En pleine besogne péristaltique, V. ne pouvait s’empêcher de penser à tout le bien qu’elle faisait à sa terre, six fois millénaire, en la fertilisant ainsi. Quel beau geste écologique et patriotique de sa part ! Ce sont ses séances de « mindfulness » et de « positive attitude » qui lui avaient appris à penser de la sorte, à chercher toujours le côté rempli du verre, à trouver, dans les situations les plus révoltantes, la quiétude amadouante du bonheur.

Puis elle se souvint du jour où eut lieu le séisme. Ce soir-là, les invités, comme son mari et elle, étaient en pleine soirée mondaine qui se déroulait à la même maison où ils se trouvaient maintenant. Ce fut un grand honneur que d’y être conviés. À l’époque, son mari était une sorte d’associé, quoique d’importance moyenne, des hôtes de la maison. Le couple venait souvent leur rendre visite. Parfois, ils emmenaient même leurs enfants. Ce jour-là, ils n’avaient rien vu venir. Et pourtant, quelques secousses liminaires assez violentes, qui avaient précédé le séisme de quelques jours, auraient dû les alarmer. D’autant plus que, étant dans une zone fortement sismique, la maison aurait dû être équipée du nec plus ultra en sismographes. Ils n’avaient rien voulu voir venir. Depuis lors, ils se sont retrouvés complètement bloqués à la maison de leurs hôtes. Et ils avaient alors déclaré la révolution.

V. et E. étaient devenus des leaders de la révolution. Cette dernière se passait dans le jardin, plutôt les après-midi, après leur partie de tennis dans l’autre côté du jardin. Le même jour, d’ailleurs, la révolution avait précédé, de quelques petites heures, le dîner. On y dessinait, on y dansait, on y paradait parfois. On y lisait du Coelho, du Roumi, du Moustaghanmi ou encore du Coelho. On y élevait des pigeons. On y distribuait beaucoup de « free hugs ». On y dénonçait le séisme, les « séismogènes » et les « séismophiles », voire, parfois, par souci d’objectivité et d’impartialité, les « séismophobes ». Apparemment, il y avait une autre révolution qui couvait, en même temps, au village. Mais cela est une autre histoire.

Assez de pensées. V. remonta enfin son collant et le cacha bien sous sa robe. Il était tellement plein de taches de manucure pour stopper ses « filatures » qu’on aurait dit un collant pointillé à la mode des sixties. Ensuite, elle referma bien son manteau de vison.

En rejoignant de nouveau le buffet, V. découvrit que la soirée était déjà terminée. Le buffet avait été dévalisé. Les invités rentraient silencieusement en hordes. Ils se dirigeaient machinalement vers la maison, en traînant des pieds, toujours dans leur tenue parfaite. Les hôtes les attendaient à la porte d’entrée. Les convives montèrent le perron en troupeau et rentrèrent, enfin, pour s’entasser dans leurs chambres qui empestaient de leurs odeurs corporelles, à l’étage moyen de la maison. La même maison d’où ils étaient initialement sortis pour commencer la soirée dans le jardin. Le même jardin qui était coupé du village qui, lui, était isolé du monde, depuis le séisme.

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