A la noblesse souverainiste de la Nation libanaise



Article publié sur Mediapart le 13/12/2021

 Le mouvement souverainiste libanais, composé de forces éparses qui essaient actuellement, tant bien que mal, de se regrouper, est aujourd’hui à une croisée de chemins. Pour savoir lequel il doit prendre, il est urgent qu’il réponde, en amont, à la question essentielle suivante. Ce mouvement veut-il inscrire son souverainisme dans la vague de liberté qui traverse, même de façon irrégulière, les populations du monde arabe depuis 2011 ? Ou, au contraire, veut-il inscrire son souverainisme contre la lutte des peuples arabes pour leur liberté ? Veulent- ils inscrire leur mouvement dans le courant, ou à contre- courant, de l'Histoire?

Il serait paradoxal et contre- productif que le souverainisme libanais s’inscrive dans une opposition aux aspirations des peuples arabes à la liberté, notamment contre la lutte que ses peuples mènent face aux régimes dictatoriaux qui les gouvernent.

Dans le bras de fer qui oppose l’Iran et son camp dit de « l’intransigeance » d’une part, et les Etats arabes, notamment ceux du Golfe, d’autre part, les souverainistes libanais sont amenés, un peu automatiquement, impulsivement, et sans mesurer la véritable portée ou les conséquences à long terme de leur positionnement, surtout par rapport aux populations arabes, à trouver dans certains régimes autocratiques arabes des alliés naturels dans la lutte que ces souverainistes libanais essaient de mener contre l’hégémonie qu’exerce l’Iran, via le Hezbollah, sur leur pays.

Beaucoup de souverainistes libanais ne font qu’imiter ainsi, dans une symétrie désolante, le comportement du Hezbollah qui, lui, se jette, depuis sa création, dans les bras du régime théocratique en Iran pour asseoir sa mainmise sur le pays du Cèdre.

Pour être viable et avoir une vraie chance d’aboutir, le souverainisme au Liban nécessite le dépassement de cette dichotomie des camps, et ceci non seulement par respect du principe de dissociation (dit faussement « neutralité ») du pays des crises qui traversent la région, mais aussi et surtout par respect aux populations arabes voisines qui luttent contre les régimes autoritaires, dans lesquels les souverainistes libanais trouvent des alliés de poids. 

La souveraineté ne peut pas être sélective. Il n’est pas très cohérent pour les souverainistes de demander, jour et nuit, la « neutralité positive » du Liban face à l’hégémonie du camp « chiite », alors que beaucoup d’entre- eux se placent, en même temps, dans le camp « sunnite » mené par l’Arabie saoudite.

La liberté ne peut pas être sélective. Il n’est pas très cohérent de dénoncer les crimes de guerre perpétrés par le camp de la Moumanaa dans toute la région, notamment en Syrie depuis 2011, et de rester muet sur les crimes de guerre commis par l’Arabie saoudite au Yémen et sur les autres graves abus causant des souffrances « intolérables » aux civils yéménites, tel qu’il a été mentionné, depuis 2015, dans les rapports de différents ONG des droits de l’homme et organismes internationaux, comme le Groupe d’éminents experts internationaux et régionaux des Nations Unies (dernier communiqué en date : 21 Septembre 2021).

Et, surtout, il n’est pas très cohérent de lutter, comme l’affirment beaucoup de souverainistes libanais, contre la classe politique libanaise dominée par le Hezbollah et d’être, en même temps, les alliés de régimes arabes autoritaires et non démocratiques.

Si la souveraineté et la liberté ne peuvent être sélectives, elles ne peuvent être dissociées l’une de l’autre, non plus, et ce sur le double plan interne et externe. Plus précisément, la souveraineté du peuple libanais est impossible à réaliser sans la liberté des peuples arabes qui l’entourent, ou contre la liberté de ces peuples.

C’est en ce sens, d’ailleurs, qu’il faudrait comprendre la fameuse formule que l'historien et journaliste Samir Kassir avait prononcée, en arabe, pendant la Révolution du Cèdre en 2005 : « Quand le printemps des Arabes fleurit à Beyrouth, il annonce le temps des roses à Damas ». En d’autres termes, la souveraineté du peuple libanais est indissociable de la liberté des autres peuples arabes, et impossible sans cette liberté. Et inversement.

La réalité des contre- révolutions orchestrées, depuis 2013, par certaines autocraties arabes, dans d’autres pays arabes de la région qui avaient été traversées par les soulèvements populaires du printemps arabe, ont prouvé la perspicacité du raisonnement de Kassir.

Par suite, défendre l’idée selon laquelle le Liban devrait se conformer aux diktats des dictatures arabes ou non arabes de la région, notamment dans le traitement que ces dictatures réservent à leurs opposants, ou pour perpétuer l’impunité de ces régimes en taisant les crimes de guerre qu’ils peuvent commettre, cela n’est pas digne du souverainisme libanais, ni de l’image que les Libanais se font de leur pays comme oasis de libertés - surtout la liberté d’expression - dans la région.

Certes, les journalistes Gébran Tuéni et Samir Kassir, lâchement assassinés pour avoir été les instigateurs de la Révolution du Cèdre de 2005 ayant abouti au retrait des troupes syriennes après 28 ans de présence au Liban, ne sont pas morts pour que le Liban devienne un Etat vassal de l'Iran, via le Hezbollah. Mais ces deux journalistes ne sont pas morts, non plus, pour qu'il soit interdit à qui que ce soit de parler librement au Liban, même si on peut être en désaccord total avec ce qu’il a à dire. Leur martyre a, dans un sens, immortalisé l'attachement des Libanais à la liberté d'expression. Il est primordial de rester à la hauteur de leur mémoire.

Par ailleurs, si à chaque fois qu’une dictature arabe ou non- arabe de la région va qualifier un parti d’opposition d’« organisation terroriste » pour mieux le museler, le Liban devra aussi se conformer, chez lui, à cette qualification, alors cela nuira non seulement à la liberté d’expression au Liban, mais aussi et surtout au principe de sa souveraineté. Aucun autre Etat n’a le droit d’imposer sa volonté au Liban pour lui dire qui il a le droit d’accueillir sur son territoire, ou non. Cela est une question de souveraineté.

Et si le Hezbollah viole quotidiennement la souveraineté libanaise ainsi que - de mille et une façons, dont beaucoup sont "extrajudiciaires" - la liberté d'expression de ses opposants, ce n’est pas pour autant que cela puisse constituer une justification à d’autres Etats pour faire de même au Liban.

Associer la lutte pour la souveraineté libanaise à la dissociation du Liban des conflits régionaux, mais aussi à la liberté des autres peuples arabes et l’inscrire, ainsi, dans une dimension hautement morale et juste, sans que cela implique aucune animosité à l'encontre des autres Etats arabes ou de leurs régimes, mais un traitement d'égal à égal garantissant le respect de la souveraineté libanaise, ainsi que le respect des luttes des peuples de ces autres pays arabes pour leur liberté ; voilà ce qui est essentiel pour le mouvement souverainiste libanais.

Il en va de sa viabilité et de la noblesse de sa cause.

Parce que, si on se permet de faire allusion au titre qu’avait donné Luther à l’un de ses principaux écrits (« A la noblesse chrétienne de la nation allemande »), ce n’est pas pour parler de noblesse en tant que classe sociale, mais de la noblesse de cœur et d’esprit qui anime la majorité écrasante des souverainistes libanais.

 

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