Article publié dans L'Orient- Le Jour du 21/12/2021
C’est sous les bombes qui pleuvaient depuis Beyrouth-Est que j’ai découvert, dans une famille chrétienne de Beyrouth-Ouest (partie « musulmane » de la capitale pendant la guerre civile), le plus beau sapin de Noël de mon enfance. Je devais avoir trois ans.
Le sapin partait du sol pour toucher le plafond d’un appartement au rez-de-chaussée de notre immeuble. Il avait été probablement coupé du jardin adjacent, propriété de feu Henri Pharaon et qui entourait son fameux « palais » à Zokak el-Blatt ; palais où est conservé le drapeau libanais de l’Indépendance.
Le père de famille de nos voisins était chef cuistot au palais Pharaon, et le propriétaire du monument l’avait logé, avec sa famille originaire de Nabeh el-Safa au Chouf, dans l’appartement qu’il avait acheté dans notre immeuble.
Dès que les bombardements commençaient, toujours à l’improviste, et que les obus de mortier commençaient à tomber sur le toit de l’immeuble et de pilonner tout le quartier avoisinant la tour Murr, nous avions l’habitude de courir du dernier étage, le cinquième, pour nous réfugier chez eux.
En courant sur les escaliers, souvent nu-pieds, nous croisions les voisins des trois étages mitoyens – toutes des familles musulmanes – qui sortaient également, en fureur, pour descendre s’abriter sous le sapin.
Rien de plus impressionnant que ces guirlandes rouges qui étaient plus grandes que mes mains. Rien de plus beau que cette danse des lumières scintillantes qui se faufilaient entre les branches de l’arbre dès que le courant électrique était rétabli.
Ma grand-mère, qui habitait au quatrième étage de l’immeuble, et qui arrivait souvent la dernière au rez-de-chaussée, notamment à cause de son âge qui l’empêchait de courir, avait l’habitude de mettre une crèche de Noël dans son salon. Je passais des heures, pendant les vacances scolaires, à rêvasser devant les figurines bien entretenues d’année en année, notamment celles des moutons et des rois mages qui entouraient l’Enfant dans son berceau. Mais elle ne mettait pas de sapin. Vivant seule et étant d’un âge avancé, elle n’aimait pas le fait de devoir nettoyer, quotidiennement, les tombées d’épines sur le sol de son salon.
C’est sous les bombes, aussi, que nous visitait le père Noël. Mon père a insisté, jusqu’à mes onze ans et alors que j’étais désormais conscient du contraire, de nous faire croire que le père Noël existait. C’est sous le sapin installé dans notre salle à manger, mais qui était nettement moins grand que celui des voisins, que nous découvrions, avec de grands yeux qui peinaient quelques secondes auparavant à s’ouvrir, tous les cadeaux qu’il nous avait apportés pendant la nuit.
Apparemment, selon mon père, le père Noël aurait posé son traîneau sur le toit de l’immeuble, le même toit qui était plein de cratères, ce décor traditionnel des immeubles qui longeaient la ligne de démarcation. Puis il aurait croisé, dans la cuisine, mon père qui avait l’habitude de se réveiller à l’aube pour préparer son café. Le visiteur aurait alors continué son chemin vers la salle à manger pour déposer, sous le sapin, les cadeaux.
Ces derniers étaient, en réalité, préparés par mes parents qui, eux, travaillent très réellement dans l’autre partie de la ville (partie « chrétienne » de Beyrouth), en traversant quotidiennement, avec des centaines de Libanais, d’Ouest en Est et inversement, sous l’œil jaune des francs-tireurs, pour se permettre de nous les acheter.
D’ailleurs, ma mère nous les achetait très probablement de chez nos magasins de jouets préférés, Baba Samir et Iznogoud, à Achrafieh ; Achrafieh d’où est originaire ma mère et où sa famille, musulmane, a continué de vivre, contre vents et marées, pendant toutes les années de la guerre ; Achrafieh où on sursautait souvent, la nuit, lorsqu’on dormait à la maison de mes grands-parents, quand les missiles Grad et Katioucha pleuvaient, cette fois-ci, depuis Beyrouth-Ouest sur cette maison adjacente à l’église Saydet el-Atayah, ainsi que sur tout le quartier avoisinant la tour Rizk.
La boucle de l’absurde est bouclée. Voilà ce que fait le renfermement identitaire des uns et des autres. Il détruit un pays, disloque les familles, sépare les amis et vous gâche l’enfance. Mais voilà aussi comment il faut le combattre. Résister, partout, contre lui. Narguer vigoureusement et paisiblement, arrogamment et sereinement, insolemment et indifféremment, par la réalité quotidienne du vivre-ensemble, ses adeptes incessamment hantés par les fantômes du passé.
Sur la haine, la crispation et le renfermement, l’espoir finit toujours par l’emporter.
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