Article publié sur Mediapart le 02/12/2021
La mode identitaire est de retour au Liban. A vrai
dire, elle n’a jamais cessé d’exister. Elle s’est seulement éclipsée,
temporairement, avec le soulèvement d’Octobre 2019, notamment devant le
discours de rassemblement et la rhétorique anti- confessionnelle qui l’ont
accompagné. Mais à l’approche (éventuelle) des élections législatives du
printemps prochain, et avec la mainmise du Hezbollah qui devient de plus en
plus totale sur le pays du Cèdre, les identitaires libanais refont surface pour
essayer de recycler, en guise d’opposition au Parti de Dieu, leurs idées d’un
autre temps.
Ce
retour se fait, d’une part, à base de rumination d’idées archaïques et
d’éléments de langage ayant prévalu au début de la guerre civile libanaise,
notamment ceux du « Front libanais » (droite dure et extrême- droite
chrétiennes), ainsi que d’un florilège de mythifications de ce que l’historien
Gérard Noiriel appelle dans son livre, Le venin dans la plume :
« l’histoire identitaire » et que Freud qualifie d’hystérie dans sonlivre Cinq leçons de psychanalyse (« les hystériques souffrent deréminiscences »). On dirait que le temps s’est arrêté, chez ces identitaires,
avec la mort de Béchir Gemayel.
D’autre
part, cette régression consiste également à recéler une conception dépassée,
voire dangereuse, de la nation.
I.- La mythification de l’histoire identitaire
ne permet pas de bâtir l’avenir
Certes,
parmi les Libanais qui ont pris les armes de chaque côté pendant la guerre
civile, surtout au début de cette guerre, beaucoup l'ont fait par conviction,
et non pas par simple opportunisme de miliciens.
A.- La glorification des milices de la guerre civile
Cela
dit, il est nécessaire d'apporter à cette réalité deux (grands) bémols que les
tenants de l'histoire identitaire ont tendance à occulter un peu hypocritement
quand ils mythifient la guerre civile et érigent les combattants de leur camp
en héros. Deux bémols principaux sans lesquels l'histoire de la guerre civile
ne saurait légitimement et justement être invoquée :
1)
les combattants de la guerre civile libanaise, mêmes ceux convaincus par leur
cause et engagés sincèrement à la défendre, étaient avant tout et surtout mus
par un sentiment et des idéologies essentiellement communautaristes, avec tout
le lot de clivages et de divisions que ce communautarisme cause au Liban, et ce
malgré toute la belle rhétorique de la défense du Liban qu'ils martelaient,
chacun se son côté, pour essayer de maquiller la nature essentiellement
communautariste de leur combat.
En
réalité, ils ne combattaient pas pour le Liban dans son ensemble, mais chacun
des deux camps combattait pour SON Liban, pour SA vision clivante du Liban,
contre l'autre Liban.
2)
Beaucoup de ces milices et de ces combattants ont commis des crimes de guerre
pendant les combats inter et intra- communautaires, mais aussi des actes en
dehors des périodes de combats et qui tombent sous le coup de la loi pénale
(racket mafieux, actes d'expropriation par la force armée, occupation illégale
de propriétés privées, trafic de drogue, etc). Tous ces actes sont restés
impunis après la fin de la guerre, alors que les milices confessionnelles et
ses combattants, eux, sont souvent érigés en héros, par chacun des deux côtés.
B.- L’occultation du rôle des vrais héros du
quotidien
Par
ailleurs, pourquoi toujours mythifier les seuls combattants de la guerre
civile, sans parler aussi (ou même plutôt) de tous les civils libanais qui ont
fait le choix de ne pas participer à cette guerre (souvent absurde et
criminelle) qui divisait leur pays, et ont préféré être des ponts de paix pour
relier, à leur façon, quotidiennement, les deux parties du même Liban, dans les
pires moments de son abîme et de son agonie ?
Pourquoi
toujours se focaliser exclusivement - chaque camp et chaque communauté de son
côté -, sur l'histoire identitaire de ses milices et combattants qui
s'entretuaient entre l'Est et l'Ouest de Beyrouth par exemple, sans parler
aussi et surtout de tous les civils commerçants, juges, avocats, professeurs,
enseignants, ingénieurs, médecins, journalistes, travailleurs, ouvriers, etc.
qui risquaient quotidiennement leur vie pour passer, sous les bombes et les
balles des francs- tireurs, de l'Est à l'Ouest et inversement, parce qu'ils
refusaient la réalité absurde et clivante que les combattants des deux camps
leur imposaient, et parce qu'ils étaient, eux, essentiellement mus par un
sentiment d'appartenance au Liban dans son ensemble?
Ces
civils n'étaient pas moins combatifs, ni moins engagés dans la défense du
Liban, que les milices des deux côtés. Sauf que ces civils- là avaient emprunté
une autre voie et une autre signification pour mener leur combat : leur combat
était pour LE Liban, tout LE Liban, le Liban dans son ensemble, et pas pour un
Liban au détriment de l'autre Liban.
Il
ne s’agit pas d’un concours pour savoir quelle résistance était la meilleure.
Mais il est permis de se demander aujourd'hui, plus de 30 ans après la fin de
la guerre civile libanaise, quelle résistance était finalement la plus juste,
la plus intelligente et la plus constructive : la "résistance" DANS
la guerre, que chaque camp prétendait mener héroïquement contre l'autre camp?
ou plutôt la résistance CONTRE la guerre, que beaucoup d'autres Libanais ont
menée?
Quel
est le genre de résistance qui est le plus tourné vers l'avenir et la
construction d'un avenir pour le Liban ? Celle qui plonge dans le passéisme et
se nourrit de l'identitaire ? ou celle qui le regarde d'un œil critique pour le
dépasser ?
Voilà
les questions substantielles que les tenants de l'histoire identitaire de
chaque camp, de chaque communauté isolée de l'ensemble des autres, n'ont
toujours pas le courage d'affronter.
II.- La conception ethno- nationaliste
exclusive de la nation est un non- sens dans un Liban du XXIe siècle
Pour
trouver un fondement idéologique à leur rhétorique passéiste, les identitaires
libanais reviennent trois siècles en arrière pour trouver dans le philosophe
allemand, Fichte (1762- 1814) leur référence. Ils s’appuient sur
l’ancienne conception allemande de la nation (conception de Herder, de Fichte),
conception qui se fonde sur des critères dits « objectifs » d’unité de race, de
langue, de religion, en laquelle ils trouvent un modèle pour fonder une nation
libanaise au XXIe siècle.
Or,
une telle conception n’est pas seulement complètement incompatible avec une
réalité multiculturelle comme celle qui prévaut au Liban, mais elle est aussi
devenue obsolète.
A- Une conception incompatible avec la réalité
libanaise
D’une
part, cette conception essentiellement « raciste » de la nation est largement
dépassée, dès la fin du XIXe siècle, au moins sur un plan moral, par la
conception dite « subjective » (ou française) de la nation, notamment celle
d’Ernest Renan qui répond, en 1882, à la question « Qu’est- ce qu’une nation ?
» (intitulé de sa célèbre Conférence), par la formule suivante:
« le
désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage
qu’on a reçu indivis », avant de continuer : « l’existence d’une nation est un
plébiscite de tous les jours.» ; "Une nation est donc une grande
solidarité, constituée par le sentiment des sacrifices qu’on a faits et de ceux
qu’on est disposé à faire encore. […] Je me résume, Messieurs. L’homme n’est
esclave ni de sa race ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours des
fleuves, ni de la direction des chaînes de montagne. Une grande agrégation
d’hommes, saine d’esprit et chaude de cœur, crée une conscience morale qui
s’appelle une nation. »
Voilà
ce qui serait bien plus adéquat pour être appliqué dans une réalité comme celle
du Liban. Voilà ce qui correspond nettement mieux au XXIe siècle et pour bâtir
l'avenir d'un pays.
Mais
la maladie identitaire, qui plonge dans le passéisme et carbure à la haine de
l'Autre, préfère banaliser et disqualifier ce véritable socle de la nation
qu'est la volonté du vivre- ensemble, et ce en la réduisant à la simple
caricature d’« embrassades » folkloriques entre communautés.
L’esprit
identitaire préfère se moquer bêtement du vivre- ensemble, et s'enfoncer encore
plus dans l'erreur, pour ne pas avoir à admettre ses fautes. En d'autres
termes, aux yeux des personnes atteintes du mal identitaire, le vivre- ensemble
équivaut à une sorte de Vade Retro. Elles ne peuvent en entendre parler. Elles
le fuient, parce qu'il peut les délivrer de leurs complexes profonds.
Baignant
dans le communautarisme le plus abject et le renfermement le plus passéiste, et
défendant la guerre absurde qui en a découlé pendant 15 longues années au Liban,
la maladie identitaire est certainement incapable de comprendre ou de croire
que des travailleurs libanais puissent traverser, tous les jours, de Beyrouth-
Est vers Beyrouth- Ouest et inversement, au risque de sacrifier leur vie,
pendant la guerre, pour aller travailler de l'autre côté de la ligne de feu.
Ces travailleurs le faisaient pourtant. Leur but
n’était pas seulement de résister contre la guerre et le renfermement imposé de
part et d’autre mais, aussi et surtout, afin de perpétuer l'existence du
Liban, du seul Liban, du Liban un et indivisible, dans les pires moments de
son histoire pendant lesquels les identitaires de tous bords - qui refusent
encore et toujours de croire à l'existence du Liban, du seul Liban - essayaient
d'imposer leur version clivante d'un certain Liban identitaire et renfermé,
face à un autre Liban de la même triste nature.
En
d’autres termes, l'esprit identitaire est certainement incapable de voir ou
d'admettre que le Liban existe, parce que le Liban ne correspond certainement
pas (et ne correspondra jamais) à l'image de renfermement et de « bunkérisation
» institutionnalisés, que la maladie identitaire rêve d'en faire.
B- Une conception largement dépassée
D’autre
part, les Allemands eux- mêmes ont abandonné la conception dite « objective »
de la nation, surtout après que cette conception ait été un facteur décisif
dans le déclenchement de deux guerres mondiales dévastatrices au siècle
dernier, et, surtout, après qu’elle ait fait, au moins de façon indirecte, le
lit du nazisme.
Aujourd’hui,
les Allemands ne se gargarisent plus de Fichte, ni de son « Volkstum » périmé.
Aujourd’hui, le courant dominant en Allemagne à ce sujet est celui du
philosophe Jürgen Habermas (bête noire des piètres identitaires dans toute
l’Europe, bien sûr !), dont la conception de l’Etat («démocratie radicale »,
démocratie au- delà de l’Etat) dépasse l’idée même de l’Etat- nation, ainsi que
la dichotomie de la conception objective/conception subjective autour de
l’Etat-Nation, pour définir l’Etat comme une « communauté de droit » fondée
positivement sur des principes constitutionnels ancrés dans la « culture
politique commune », ainsi que sur la nécessité de l’adhésion de tout citoyen,
ancien ou nouveau, à une Charte constitutionnelle commune qui régit cet Etat.
Ainsi,
« L’Universalisme inclusif» (einbeziehend) de Habermas a enfin permis à
l’Allemagne de sortir de son ancien «ethno-nationalisme exclusif»
(ausschliessend).
Enfin,
après le « Volkstum » de Fichte, à quoi faudrait- il s’attendre encore de la
part de ces identitaires? Au « totale Staat » de Carl Schmidt ? ou « Der Mythus
des zwanzigsten Jahrhunderts » de Alfred Rosenberg ?
On ne combat pas une crispation identitaire (celle du
Hezbollah) en lui opposant un autre renfermement identitaire. Cela n'aboutit,
en réalité, qu'à apporter de l'eau à son moulin et à faire son lit.
Par
ailleurs, tout ce qui vient de l'Occident n'est pas nécessairement Lumières.
L'Occident a aussi donné naissance, d'une part, aux pires racismes et
renfermements idéologiques de l'histoire contemporaine, ainsi que, d'autre
part, aux pires instrumentalisations et récupérations des Lumières, pour mieux
servir le renfermement identitaire.
Par
suite, il ne suffit pas de parler une langue occidentale, ou de citer des
hommes d'Etat, philosophes et penseurs occidentaux, pour être vraiment porteur,
en Orient, des valeurs occidentales d'ouverture et de progrès. La forme, les
belles "décorations rhétoriques scintillantes" du discours, ne
suffisent pas pour en juger de sa valeur. Il faut regarder le fond, la
substance de ce qui est dit.
Ainsi, prétendre appartenir à un certain Occident (des Lumières), pour mieux véhiculer en Orient, en réalité, les idées nauséabondes d'un autre Occident (identitaire), cela ne peut leurrer que les simples d'esprit, ainsi que ceux qui sont atteints du complexe d'infériorité par rapport à l'Occident, et autres béni oui oui.
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