Ni renfermement identitaire, ni déni des réalités libanaises, mais vivre- ensemble



Article publié sur Mediapart le 18/12/2021

Les problèmes que posent le système communautaire au Liban sont souvent aggravés par les fausses solutions que d’aucuns essaient d’y apporter. Ces mauvaises solutions sont radicales. Elles s’articulent principalement autour de deux grands blocs idéologiques qui s’opposent actuellement sur la scène libanaise, à savoir : les laïcistes de la société civile, et les identitaires de chaque communauté.

Afin de dépasser les problèmes que pose l’existence de plusieurs communautés confessionnelles au Liban, le renfermement identitaire vise à séparer chaque communauté de l’autre. Ce renfermement identitaire, qui a suffisamment fait de dégâts pendant la guerre civile, est ainsi de nature à tuer la spécificité de la diversité libanaise.

Si le renfermement identitaire, sur lequel il est impossible de s’attarder dans le présent article (voir « N’en déplaise aux identitaires, le Liban existe et existera») n’est certainement pas souhaitable pour le Liban, notamment à cause de la radicalité de la solution qu’il propose, le déni laïciste de la société civile, lui non plus, ne peut constituer une solution crédible pour les problèmes que posent l’existence de plusieurs communautés au Liban.

En effet, la solution que proposent beaucoup de groupes de la société civile au Liban est teinte d’une bonne dose de démagogie populiste, de complotisme primaire, ainsi que d’un certain laïcisme inadapté aux réalités libanaises. Ce déni consiste à dire que le problème du communautarisme, en réalité, n’existe tout simplement pas au Liban, puis de dire que la faute des problèmes posés par le communautarisme incombe, en fait, exclusivement à la classe politique corrompue qui a transformé la richesse inhérente à la diversité communautaire au Liban, en un prétexte pour diviser les Libanais, et ce afin de mieux régner sur eux.

Au- delà de la contradiction flagrante dont souffre cette analyse qui essaie d’exonérer le peuple libanais de la responsabilité d’un problème dont elle avait, a priori, nié l’existence, elle procède du simplisme d’une certaine mentalité complotiste. Inversant la relation de causalité dans l’analyse marxiste, les tenants de ce discours veulent nous convaincre, contre toute logique, que la « superstructure » (communautarisme de la classe politique) au Liban n’est pas le produit de l’infrastructure (la réalité de la constitution du peuple libanais de plusieurs communautés confessionnelles), mais que c’est l’inverse qui est vrai.

C’est comme si cette classe politique, corrompue jusqu’à l’os, n’était pas le produit même de la société libanaise et de ses divisions communautaires à la base ; ou comme si la classe politique libanaise était composée de méchants martiens qui avaient débarqué à l’improviste, un beau jour, au Liban, pour diviser son peuple qui vivait d’amour et d’eau fraîche, en harmonie totale et en paix fraternelle.

Cette vision du communautarisme, qui est contraire aux réalités historiques qui remontent, au moins, à 1840, et qui n’est pas sans beaucoup de candeur chimérique, s’apparente à l'esprit magique tel que défini par Auguste Comte et étudié par Freud. Les tenants de cette vision des choses croient pouvoir résoudre en toute simplicité, par un simple jeu d'éléments de langage, la flagrante et manifeste réalité des divisions inter et intra-communautaires qui traversent le Liban et qui y sont toujours ancrées depuis des siècles, en la remplaçant, rhétoriquement, par la division simpliste entre peuple et pouvoir ; comme si le simple fard rhétorique pouvait remplacer la réalité ou résoudre ses problèmes profonds.

Au lieu d'avoir le courage de regarder en face le problème réel et profond des divisions communautaires, notamment des renfermements identitaires respectifs qui en découlent, et ce afin de s'y attaquer et de lui trouver une vraie solution, l'esprit démagogique préfère se voiler la face et pratiquer la politique de l'autruche ainsi que le déni des réalités ; comme s’il suffisait de dire qu'un problème n'existe pas, pour que le problème disparaisse !

En guise de fausse solution, cet esprit démagogique se contente d'un jeu de mots en remplaçant, dans son discours, le "nous et eux" communautaire, qui est à la fois essentiellement horizontal (entre les différentes communautés à l'échelle du Liban), mais aussi vertical (à l'intérieur de chaque communauté entre ses "dirigeants" et les autres classes sociales, mais qui restent liés entre eux par un rapport de clientélisme et de "asabyah" face aux autres communautés, renvoyant ainsi, une nouvelle fois, à l'échelle horizontale), par un simple "nous et eux" vertical entre peuple et pouvoir à l'échelle du Liban.

Certes, la division entre peuple et pouvoir, sur une échelle nationale, est aussi une réalité tangible, mais elle n'est absolument pas suffisante, à elle seule, pour résorber toute l'ampleur des divisions entre les "nous et eux" communautaires qui, elles, restent essentielles et dont le problème (qu'elles posent) reste entier, notamment par rapport au vivre- ensemble.

Confrontés à la fragilité de leur raisonnement, les démagogues de la société civile se réfugient alors dans le prêche de la laïcité à l’occidentale, comme si le Liban était un Etat- Nation classique. Leurs propositions en la matière peuvent se résumer en la nécessité de l’adoption d’une loi électorale sur une base non confessionnelle, ainsi que par l’instauration d’une loi unique du statut personnel (laïcité pleine et entière de l’Etat). Mais ils refusent ainsi de voir que la laïcité n’est pas sans poser des problèmes dans une réalité communautaire comme celle qui prévaut au Liban, aussi bien pour les communautés chrétiennes que musulmanes.

En effet, les communautés chrétiennes s’inquiètent du fait que l’abolition du confessionnalisme politique ne soit qu’un préalable à l’instauration de la loi du nombre, d’autant plus que les musulmans sont majoritaires dans le pays, ce qui pourrait porter atteinte, sans aucune contrepartie ni garantie donnée aux chrétiens, aux spécificités de la formule libanaise qui se base sur une égale répartition du pouvoir entre chrétiens et musulmans.

Les communautés musulmanes, quant à elles, s’opposent à l’instauration d’une loi unique du statut personnel parce qu’elles ne peuvent accepter, pour une multitude de raisons, que le statut personnel des musulmans (mariage, divorce, filiation, succession) soit régi par d’autres dispositions que celles du droit musulman.

Par ailleurs, les tenants de la laïcité au Liban oublient que la laïcité qu’ils proposent n’a pas nécessairement résolu les problèmes que pose le communautarisme dans d’autres pays. En effet, le statut personnel unifié n’a pas empêché la partition, de facto, de Chypre en deux parties, ni l’éclatement de la Yougoslavie en 7 Etats.

De plus, beaucoup de membres de la société civile au Liban oublient les nombreuses instrumentalisations (notamment sa "falsification" (cf. Jean Baubérot) comme religion d'une "république identitaire" (cf. Beligh Nabli), ou la laïcité autoritaire imposée par des régimes militaires (cf. Pierre- Jean Luizard)), dont peut souffrir la laïcité et qui sont de nature, au lieu de résoudre les problèmes posés par le communautarisme, à ajouter encore plus de complexité à la réalité libanaise.

Le déni qu’exercent les groupes de la société civile par rapport aux problèmes réels que pose le communautarisme au Liban, ainsi que l’inadaptabilité de la laïcité qu’ils proposent aux réalités libanaises, ouvre un boulevard aux identitaires de chaque communauté. Ces derniers, profitant du refus logique de la majorité des Libanais de tomber dans la facilité de la politique de l’autruche devant les problèmes que pose le communautarisme et de verser ainsi dans le renfermement élitiste dont souffre la société civile en la matière, essaient alors de véhiculer leur thèse de renfermement identitaire comme seule alternative crédible.

Mais, entre le renfermement identitaire des uns, et le renfermement élitiste des autres ; entre le présent hanté par les mythes de l'histoire identitaire que nous proposent les premiers, et un présent aveuglé par les mythes de l'utopie que nous martèlent les seconds ; entre la déformation de la réalité par la peur aveuglante de l'Autre, et le déni des réalités par un élan de romantisme d'ad(u)lescents ; il existe une troisième voie possible et nécessaire au Liban: celle du réalisme lucide et courageux du vivre- ensemble entre communautés, dont Michel Chiha fut le théoricien, et tel qu’il a été entériné dans la Constitution de 1926 et repris, avec quelques modifications, dans celle de 1990, suite à l’accord de Taëf qui a mis fin à la guerre civile.

Le vivre- ensemble n’est pas une simple solution résiduelle qui découle d’un raisonnement par l’élimination des deux autres sus- mentionnées. Le vivre- ensemble entre les communautés, qu’il est impossible de développer dans cet article, est avant tout une conviction et une culture, ainsi qu’une vision pragmatique du communautarisme au Liban, permettant de le sortir, concrètement, de façon tout à fait possible et réaliste, des renfermements identitaires respectifs, vers la richesse de la diversité culturelle.  

Deux principaux bémols sont cependant à apporter à ce qui précède.

D’une part, le vivre- ensemble ne doit pas être une formule figée, d’autant plus qu’elle est loin d’être une solution parfaite. C’est une solution réaliste qui, néanmoins, présente nombre d’inconvénients qu’il est nécessaire de régler au fur et à mesure de leur apparition, et non pas d’attendre qu’ils explosent, chaque 30 ans, sous le poids de leur accumulation.  

D’autre part, tout ce débat autour de quel système constitutionnel adopter au Liban reste secondaire et nécessite la réalisation d’un préalable essentiel : que le monopole des armes soit réservé au seul Etat libanais sur son territoire.


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