Article publié dans L'Orient- Le Jour du 11 Janvier 2022
On observe actuellement la multiplication de l’emploi, dans
la sphère aussi bien médiatique qu’activiste, du terme « génocide »
pour décrire certaines situations d’injustice dont se sentent victimes certains
groupes ou populations dans le monde, y compris au Liban.
À cet égard, l’obsession, ou le culte voué au terme
« génocide » semble être, de manière plus spécifique, le dénominateur
discursif commun chez toutes les extrêmes droites, notamment identitaires, à
travers le monde. L’emploi abusif de ce terme dans un sens qui est, au regard
du droit international, falsifié, constitue un élément essentiel de leur
propagande et un « argument » majeur de mobilisation. Conjugué aux
mythes du passé qu’ils puisent dans les fantômes de « l’histoire
identitaire » (terme employé par l’historien Gérard Noiriel dans son livre
contre Éric Zemmour, Le venin dans la plume), l’emploi du terme
« génocide » leur permet d’atteindre un summum dans la victimisation
qui constitue le noyau dur et le socle principal de leur discours. Cette
réalité se vérifie chez les identitaires de toutes les cultures et de toutes
les obédiences, dont les exemples qui vont être cités ne sont pas exhaustifs.
Les suprémacistes blancs américains, souvent de culture
odiniste – qu’incarne l’image du QShaman Jake Angeli, avec ses deux cornes
portées sur la tête en hommage à la culture Viking et à Odin, dieu de la
mythologie nordique, lors de l’invasion du Capitole à Washington, le 6 janvier
2021, suite à la défaite de Trump –, parlent de génocide du peuple blanc
américain par les non-Blancs. Ces mouvements racistes, xénophobes, antisémites
et islamophobes considèrent que l’odinisme est la seule religion pure pour le
peuple blanc parce que, selon eux, elle est restée purifiée de toute influence
juive du « prophète juif Jésus ». Selon eux, ils puisent, dans
l’odinisme des Vikings, une force de résistance du peuple blanc américain
contre le génocide, notamment culturel, dont il serait victime.
Pour mobiliser son camp pendant la guerre de Bosnie,
l’extrême droite serbe de Karadzic et Mladic avait également brandi
l’éventuelle menace de génocide dont pourraient être victimes les Serbes de
Bosnie par les Croates et les Bosniaques, alors que, en réalité, ce sont ces
factions mêmes de l’extrême droite serbe qui, finalement, perpétuèrent des
massacres de masse, comme à Srebrenica (cf. jurisprudence du TPIY y relative).
La même observation peut se faire concernant Daech. La
victimisation est le socle de son discours de propagande. Cette organisation
terroriste a pu drainer de jeunes musulmans du monde entier en agitant le
chiffon de génocide dont les populations sunnites auraient été victimes en Irak
et en Syrie. Alors que, en réalité, c’est Daech qui perpétrait les génocides,
ou ce qui s’y apparentait le plus, notamment contre les chrétiens et les
yézidis de Syrie et d’Irak.
On pourrait multiplier les exemples concernant aussi bien
l’extrême droite norvégienne (Anders Breivik), que néo-zélandaise (Brenton
Tarrant à Christchurch), qu’indienne contre les musulmans, que les groupes de
moines bouddhistes radicaux et ultranationalistes que ce soit contre les
musulmans en Birmanie, au Sri Lanka ou en Thaïlande, ou contre les Tamouls
hindous au Sri Lanka. Elles ont en commun le fait de brandir la menace de
génocide dont seraient, ou pourraient être, victimes leurs populations
respectives, alors que, en réalité, ce sont ces groupes identitaires qui
passent à l’acte en matière de massacres de masse.
Ainsi, la victimisation est souvent le carburant de toute
extrême droite, et la paranoïa du génocide semble être le 98e octane de ce
carburant, son seuil d’explosion. De plus, les extrêmes droites emploient, à
tort et à travers, ce terme grave et le servent à toutes les sauces. Génocide
« culturel » du peuple blanc américain, thèse du génocide de la race
humaine que véhiculent les antivax en brandissant la menace du « Great
Reset ».
Il est important de noter, au passage, que si l’emploi
abusif, au regard du droit international, du terme « génocide » est
une caractéristique du discours des extrêmes droites dans le monde, il n’en est
pas, pour autant, l’apanage exclusif. Certains mouvements afro-américains, par
exemple, défendent l’idée de « génocide structurel » dont auraient
été victimes leurs ancêtres aux États-Unis ; certains intellectuels libanais
parlent de « génocide du peuple libanais » par la classe politique
et, notamment, par l’Iran via le Hezbollah ; thèses qui, au regard des avancées
actuelles du droit international, restent (hélas) assez difficiles à défendre.
Cela ne veut pas dire, pour autant, que les populations
concernées, comme les Serbes de Bosnie, ou les populations sunnites du Levant,
ou autres, n’ont pas été victimes d’exactions, notamment de crimes de guerre ou
même de crimes contre l’humanité. Mais il n’en demeure pas moins que l’emploi
du terme « génocide » reste exagéré, déplacé et surtout faux car très
approximatif en l’occurrence. « Génocide » n’est pas un terme anodin.
C’est un terme grave, lourd de sens. C’est surtout une qualification juridique,
selon des critères précis et impliquant de lourdes conséquences.
La compréhension populaire de ce qui constitue un génocide a
tendance à être plus large que le contenu de la norme en droit international.
Les dispositions de l’article II de la Convention pour la prévention et la
répression du crime de génocide du 9 décembre 1948, reprises dans l’article 6
du Statut de Rome de la Cour pénale internationale, contiennent une définition
étroite du crime de génocide, qui comprend deux éléments principaux:
1. Un élément moral : « L’intention de détruire,
en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, en
tant que tel » ; et
2. Un élément physique, qui comprend les cinq actes
suivants, énumérés de manière exhaustive :
« a) Meurtre de membres du groupe
b) Atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de
membres du groupe
c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions
d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle
d) Mesures visant à entraver les naissances au sein du
groupe
e) Transfert forcé d’enfants du groupe à un autre
groupe ».
Tel que l’explique le Bureau de la prévention du génocide et
de responsabilité de protéger de l’ONU, « l’intention est l’élément le
plus difficile à établir. Pour qu’il y ait génocide, il faut démontrer que les
auteurs des actes en question ont eu l’intention de détruire physiquement un
groupe national, ethnique, racial ou religieux. La destruction culturelle ne
suffit pas, pas plus que la simple intention de disperser un groupe. C’est
cette intention spéciale, ou dolus specialis, qui rend le crime de génocide si
particulier. En outre, la jurisprudence associe cette intention à l’existence
d’un plan ou d’une politique voulue par un État ou une organisation, même si la
définition du génocide en droit international n’inclut pas cet élément ».
Il est important de noter que les victimes de génocide sont
délibérément visées – et non pas prises au hasard – en raison de leur
appartenance, réelle ou supposée, à l’un des quatre groupes de population
protégés par la Convention (ce qui exclut les groupes politiques, par exemple).
La cible de la destruction doit donc être le groupe, en tant que tel, et non
ses membres en tant qu’individus. Le génocide peut également être commis contre
une partie seulement du groupe, pour autant qu’elle soit identifiable (y
compris à l’intérieur d’une zone géographiquement limitée) et
« significative ».
Ainsi, une population donnée (exemple : population
syrienne, notamment sunnite) peut être victime de crimes de guerre, voire de
crimes contre l’humanité, sans que cela constitue, pour autant, un génocide. Il
est absurde, voire dangereux, a fortiori, de retenir la qualification de
« génocide » dans un contexte d’absence d’actus reus (élément
physique) qui s’ajoute à une grande difficulté de prouver le mens rea (élément
moral).
Un tel emploi abusif du terme « génocide » est
d’autant plus grave que, généralement, comme il a été exposé supra, les
« génocidophobes » deviennent parfois des génocidaires, la
« génocidophobie » engendre parfois le génocide et que l’alimentation
du fantasme phobique par rapport à l’existence éventuelle d’un génocide –
sentiment qui peut être partiellement légitimé par des éléments réels et
tangibles, mais qui restent insuffisants, malgré leur grande gravité et
ampleur, à qualifier objectivement et juridiquement un génocide – peut pousser,
en réalité, au passage à l’acte génocidaire contre les autres, par ceux-là
mêmes qui craignaient d’en être victimes.
Cette théorie politique du « paradoxe de la phobie
génocidaire » prouve, encore une fois, qu’il est dangereux de faire de la
politique en instrumentalisant les peurs ou en donnant de faux espoirs
concernant d’éventuelles poursuites judiciaires internationales contre ses
adversaires politiques ; poursuites qui, en l’occurrence, restent, en réalité,
juridiquement non fondées et vides.
En ce sens, le droit est salvateur. En sortant le langage
politique de l’approximation conceptuelle vers davantage de précision, vers une
plus grande adéquation qui est de nature à réduire l’écart entre le signifiant
et le signifié, le droit permet de séparer le fantasmatique du réel et, ainsi,
peut-être, de sauver des vies. Sur ce, la vulgarisation du droit international
(public) et de ses concepts peut constituer un acte de salut public.
Ces observations ne sont pas spécifiques au terme
« génocide », mais elles sont aussi vérifiables concernant l’emploi
abusif et la falsification du sens d’autres termes du droit international, à
des fins politiques. Il en va ainsi, notamment, du terme de « crime contre
l’humanité », ou celui d’« occupation militaire ». Mais cela
nécessiterait et, surtout, mériterait, qu’il leur soit consacré des développements
à part.
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