Le clash des idéologies a commencé et l’Occident est en position de faiblesse

 



Article publié sur Mediapart (Le Club), le 27/02/2022

Il existe une nette dimension idéologique de la guerre lancée contre l’Ukraine par Vladimir Poutine. Ses derniers discours sont assez révélateurs en la matière. Le président russe ne mène pas seulement cette guerre pour des raisons géopolitiques ou pour sécuriser son arrière-cour occidentale. Poutine a lancé une guerre hybride au nom d’une idéologie qu’il essaie d’imposer comme une alternative à l’idéologie libérale hégémonique dans le monde.

Il s’agit de la menace la plus sérieuse à l’ordre libéral ayant émergé, en Occident, après la fin de la deuxième guerre mondiale. Quelle que soit l’opinion qu’on peut avoir du libéralisme comme doctrine politique, il n’en demeure pas moins que le modèle que Poutine cherche à imposer est loin d’être une meilleure alternative.

I.- Une guerre idéologique

 

A.- Le populsime belligérant, ou le fascisme en version post-moderne

 

Quelle idéologie ? Poutine n’est pas essentiellement mu par l’eurasisme, cette doctrine conservatrice et expansionniste, quoique relativement limitée géographiquement, et théorisée par Alexandre Dougine.

 

Dans son livre We Need to Talk About Putin (Ebury Press, Juin 2019), notamment dans son chapitre 5 qu’il intitule “Putin doesn’t read philosophy, and Russia is not Mordor”, le politologue Mark Galeotti démontre que le président russe n’adhère à aucune philosophie particulièrement. Il s’agit d’un opportuniste pour qui la philosophie conservatrice de Dougine n’est qu’une opportunité qu’il saisit pour réaliser son but essentiel, à savoir : imposer la Russie comme une grande puissance sur la scène internationale.

 

En revanche, les derniers discours de Poutine révèlent clairement que le populisme (voir: Jan-Werner Müller, Qu’est-ce que le populisme ? Définir enfin la menace, Paris, Premier Parallèle, 2016, 183 p.), dont il est le champion, a désormais muté en une idéologie qu’on pourrait appeler « le populisme belligérant », qui n’est autre que du fascisme déguisé, une sorte de fascisme post-moderne.

 

Dans son livre Fascism, A Warning (William Collins, 2018), l’ancienne secrétaire d’Etat américaine Madeleine Albright consacre le chapitre 12, qu’elle intitule « Man from the KGB », à Vladimir Poutine. Elle y démontre que si Poutine n’était pas encore devenu complètement un fasciste, c’est tout simplement parce qu’il n’en avait pas encore eu besoin de l’être (« Putin isn’t a full-blown Fascist because he hasn’t felt the need »).

 

Dans les précédentes guerres qu’il avait lancées, Poutine trouvait toujours un subterfuge légal, un déguisement rhétorique pour essayer de les justifier. En Tchétchénie, il s’agissait d’une opération antiterroriste interne ; en Syrie, d’intervention sollicité par un régime allié pour combattre le terrorisme ; en Géorgie, d’intervention pour la protection des minorités russes ou russophones dans le pays qui seraient menacées d’un prétendu génocide ; idem dans le Donbass et en Crimée.

 Désormais, avec cette guerre contre l’Ukraine, il endosse manifestement le costume du fascisme expansionniste et n’a plus besoin de gants pour imposer sa poigne sur la scène internationale.

B.- Fascime c./ pacifisme

Opportuniste notoire et habile manipulateur, Poutine sait exploiter les faiblesses de l’adversaire. En Europe généralement et en France particulièrement, entre l’extrême- droite identitaire qui le déifie, et une partie de la gauche qui s’accroche à un réflexe anti-impérialiste et un anti- américanisme primaires - faisant, au passage, fi de l’impérialisme poutinien -, le président russe a l’embarras du choix en matière de chevaux de Troie en Europe.

Par ailleurs, son meilleur allié objectif en Occident reste le courant  pacifiste. Ce n’est pas la première fois que beaucoup de pacifistes se transforment en idiots utiles des pires tyrans de l'histoire.

Parfois, ils peuvent exceller dans ce rôle en étant mus par une grande sincérité. Et parfois, ils peuvent instrumentaliser, non sans beaucoup d'hypocrisie, le pacifisme - en toute connaissance de cause - au service de dictateurs étrangers. Dans les deux cas, ils se transforment en idiots utiles de tyrans belliqueux qui menacent leurs pays.

En France, beaucoup de pacifistes de l'entre-deux guerres, souvent de gauche : des socialistes, voire des communistes, furent, plus tard, les plus grands collaborationnistes, au nom de la paix, avec l'occupation allemande.

 Il s'agit notamment de Jean ­Luchaire, dreyfusard, héritier de l'éminent théoricien de pacifisme - Aristide Briand, devenu ministre de l’information sous Vichy; ou encore le radical-socialiste René Bousquet; ou Marc Augier, membre du cabinet de Léo Lagrange dans le gouvernement du Front populaire en 1936 puis combattant dans la LVF et la Waffen SS; ou René Belin, dirigeant de la CGT, avant d’être le principal inspirateur de la Charte du travail et le cosignataire du statut des juifs en 1940. (Voir l'excellent documentaire de France 5, « Quand la gauche collaborait, 1939-1945 », 2017).

Aujourd'hui aussi, cette culture pacifiste qui traverse tous les pays occidentaux, et qui est nourrie par un déversement de la rhétorique de l'auto-culpabilisation par rapport au comportement impérialiste de beaucoup de pays occidentaux (rhétorique, certes légitime et nécessaire, mais complètement contre-productive en l'occurrence), si elle n'est pas rapidement déconstruite et contrée, mènera l'Occident à sa perte, notamment face à un dictateur belliqueux et sanguinaire comme Poutine.

A travers ses guerres, Poutine ne cherche pas la paix, ni le moindre compromis. Il exige la subjugation complète et l'écrasement total des peuples vaincus. Etre pacifiste devant un tel dictateur sanguinaire, c'est être son complice.

  II.- Maître de la guerre de propagande

 

A.- La guerre hybride comme guerre post-moderne

Dans la guerre hybride, forme de guerre post-moderne, qu’il mène en Ukraine (lien), Poutine est secondé, notamment dans le volet cyberguerre, par toutes sortes de Trolls, d’activistes des réseaux sociaux, de journalistes, etc., dont les techniques sont, désormais, bien connues. Elles consistent à alterner principalement entre le négationnisme, le "victim blaming" et le "whataboutism". Il s’agit soit de :

- Nier l'existence même des crimes de guerre perpétrés, en disant que c'est de la fabrication cinématographique (négationnisme - comme lors des massacres chimiques en Syrie).

 - Blâmer la victime même et la tenir responsable de ce qu'elle a subi: technique du "victim blaming" ou de la double victimisation ; comme le fait de dire que ce que les Ukrainiens subissent maintenant est de leur faute et de la faute de leur président, et non pas celle d'un dictateur belliqueux et sanguinaire, comme Poutine, qui excelle à trouver des prétextes fallacieux pour ses guerres. ("He tells bad lies with a straight face, and when guilty of aggression, blames the victim"- Madeleine Albright, Fascism, A Warning, 2018, Chapt. 12: "Man From The KGB", op. cit.)

- Digresser en renvoyant l'interlocuteur, à la façon d'une demande reconventionnelle, vers un autre sujet (technique du "whataboutism": What about Palestine? Yemen? Etc.)

Passés maîtres dans la manipulation de ces techniques, le but des trolls pro-dictateurs sanguinaires, comme Poutine ou Assad, est la banalisation, la relativisation morale et le détournement de l'attention des crimes d’agression et des crimes de guerre qui sont perpétrés par leurs "héros".

Parfaitement conscients de ce qu'ils font, ils exploitent aussi, dans cette guerre contre l'Ukraine, le sentiment d'injustice chez beaucoup de musulmans et d'arabes en Occident, à cause d'un certain « deux poids, deux mesures » occidental en matière de solidarité. Ils les transforment ainsi en perroquets inconscients de la compétition victimaire, en idiots utiles, en parfaits relais de leur rhétorique complice des dictateurs et de leurs crimes.

 B.- Relativisme et « vérité alternative » (ou post-vérité)

L’autre allié théorique de Poutine est un certain relativisme post-moderne.

Dans son livre In Search of a Better World (1994), Karl Popper qualifie le relativisme de crime intellectuel : "Relativism is one of the many crimes committed by intellectuals. It is a betrayal of reason and of humanity. I suppose that the alleged relativity of truth defended by some philosophers results from mixing-up the notions of truth and certainty; for in the case of certainty we may indeed speak of degrees of certainty; that is, of more or less reliability. Certainty is relative also in the sense that it always depends upon what is at stake. So I think that what happens here is a confusion of truth and certainty, and in some cases can be shown quite clearly.

 

All this is of great importance for jurisprudence and legal practice. The phrase ‘when in doubt, find in favour of the accused’ and the idea of trial by jury show this. The task of the jurors is to judge whether or not the case with which they are faced is still doubtful. Anyone who has ever been a juror will understand that truth is something objective, whilst certainty is a matter of subjective judgement."

Le problème essentiel que pose ce relativisme en l'occurrence, c'est qu'il a engendré la notion de « vérité alternative » (Alternative truth), qui fut massivement employée par Trump et son administration, et qui occupe une place magistrale dans les derniers discours de Poutine ainsi que dans les médias d'Etat russes, que relaient les médias et activistes pro-russes dans le monde.

Le résultat de cette confrontion des idéologies (fascisme c./ pacifisme libéral) et de cette guerre de l’information qui exploite un certain relativisme post-moderne est, jusqu’à maintenant, macabre. Une capitale européenne est en voie de destruction. Ses immeubles, ses ponts, ses infrastructures sont sauvagement bombardés. Et, par-dessus tout, sa population civile est la cible des attaques de l’armée russe, sans distinction entre civils et combattants.

Pendant ce temps, aucune balle n’est tirée par aucun pays européen, par aucun pays occidental, pour défendre la population d’un pays européen dont la souveraineté est violée en plein jour, et dont l’intégrité territoriale est bafouée, pièce après pièce, morceau après morceau, devant les yeux du monde entier.

Le monde se contente, pratiquement, de regarder. « Sanctions économiques et financières », disent-ils. « Mesures coercitives », martèlent-ils.

Aujourd’hui, il n’y a pas un seul Churchill dans tout l’Occident, capable de tenir tête à Poutine.

Que des Chamberlain.

Les Etats-Unis regardant aussi. Apparemment, Monroe et sa doctrine ont prévalu, encore une fois, là- bas.

La paix et la sécurité internationales sont les plus grandes perdantes de ce cocktail de mauvaise foi, de complicité tacite, d’aveuglement pacifiste et de manque de courage.

L’Occident devrait se ressaisir au plus vite. C’est l’avenir de sa liberté, voire de la liberté dans le monde, qui est en jeu.

Comments