L’expression « occupation iranienne du Liban » est-elle exacte au regard du droit international ?

 



Article publié dans L'Orient- Le Jour du 2/2/2022.

Depuis 2005, date du retrait des troupes syriennes du Liban après l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri, on observe une influence grandissante, notamment politique (au sein des gouvernements successifs), du groupe armé non étatique transnational qu’est le Hezbollah. Devant cette réalité qui atteint son paroxysme, les milieux souverainistes libanais multiplient, actuellement, l’emploi du terme « occupation » iranienne du Liban. Dans un souci de précision terminologique, afin de pallier les approximations conceptuelles du discours politique et d’élever le débat au-dessus des clivages discursifs partisans, une étude juridique s’impose. Le Liban est-il sous occupation iranienne au regard du droit international ?

Pour y répondre, cela nécessiterait d’y consacrer une partie considérable d’une thèse en droit ou, au moins, un article de fond. Mais nous allons tenter de résumer en quelques lignes.

Les enjeux, aussi bien théoriques que pratiques, de la question, sont importants. L’applicabilité du régime juridique de l’occupation militaire en dépend. En effet, l’occupation militaire est principalement régie par trois instruments conventionnels : le Règlement annexé à la IVe Convention de La Haye de 1907 concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre, la IVe Convention de Genève de 1949 relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre (CG IV) et le Protocole additionnel I de 1977 relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux. Le droit de l’occupation militaire vise à équilibrer entre, d’une part, la protection qu’il fournit aux populations civiles du territoire occupé et, d’autre part, les besoins – notamment de sécurité – de la force d’occupation. Pour cela, tout en prohibant le transfert de souveraineté à la force occupante, le droit international lui reconnaît – à la force occupante – certaines prérogatives dans le territoire qu’elle occupe.

Mais, de prime abord, il est important de souligner que d’aucuns pourraient être tentés d’écarter la qualification d’occupation militaire, en l’occurrence, en arguant de l’absence de conflit armé opposant l’Iran et/ou le Hezbollah, d’une part, à l’État libanais, d’autre part. Un tel argument est irrecevable au regard du droit international. En effet, en vertu de l’alinéa 2 de l’article 2 de la CG IV, ratifiée par le Liban, une situation d’occupation militaire peut exister même lorsque la domination étrangère ne résulte pas d’un conflit armé (hostilités), ou même lorsque la volonté de faire la guerre (« animus belligerendi ») fait défaut. Il s’agit de la notion d’« occupation non belligérante », ou d’« occupation pacifique coercitive », ou « pacifique non conventionnelle ».

1) Pour retenir la qualification d’« occupation » iranienne du Liban, et à défaut de présence militaire iranienne directe dans ce pays, les souverainistes libanais font appel, en réalité – et probablement sans le savoir –, à la théorie juridique de l’occupation par entité interposée (le Hezbollah). Or, à la lumière des trois instruments conventionnels susmentionnés, la théorie de l’occupation par entité interposée (ou la notion de contrôle effectif indirect) reste assez controversée. Elle semble souffrir de plusieurs fragilités.

Certes, l’Iran exerce un contrôle global, voire parfois effectif, sur le Hezbollah. Mais la majorité de la doctrine, ainsi que la jurisprudence internationale, semble rejeter la notion d’occupation par personne interposée, dite aussi occupation à distance, ou occupation « longa manu ». C’est la position notamment du Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) dans l’affaire Naletilić (jugement du 31 mars 2003), et cela semble être, également, la position de la Cour internationale de justice (CIJ) dans l’affaire des activités armées sur le territoire du Congo (arrêt du 19 décembre 2005). La notion d’occupation par entité interposée souffre de plusieurs failles qui la rendent contraire aux fondements du droit de l’occupation. En effet, la capacité d’un occupant d’imposer son autorité ne peut être dissociée de sa présence physique dans le territoire soumis à son contrôle. De plus, pour qu’il y ait occupation, il faut qu’il existe une différence de nationalité entre les habitants, d’une part, et les forces intervenantes et exerçant le pouvoir sur ces habitants, d’autre part.

La nationalité libanaise des membres du Hezbollah est ainsi de nature à poser un sérieux obstacle à la possibilité de retenir une occupation iranienne du Liban ; faille qui s’ajoute à l’absence directe de forces iraniennes sur le territoire libanais.

2) De toute manière, même dans l’hypothèse – que nous venons cependant d’écarter – où la théorie de l’occupation par personne interposée était admise et applicable, il n’en demeurerait pas moins qu’il est difficile, quand même, de retenir la qualification d’occupation iranienne du Liban. En effet, se basant sur l’article 42 du Règlement de La Haye, qui reste le seul texte conventionnel définissant l’occupation, une large partie de la doctrine, des manuels militaires dans le monde ainsi que la jurisprudence internationale, retiennent l’autorité effective de la force occupante comme condition indispensable de l’occupation. Plusieurs critères peuvent constituer des repères utiles pour établir l’existence d’une telle autorité, notamment le fait que la puissance occupante soit en mesure de substituer sa propre autorité à celle de l’État dont le territoire est occupé, désormais incapable de fonctionner publiquement.

Or, les différents rapports du secrétaire général de l’ONU relatifs à l’application des résolutions 1559 et 1701 révèlent qu’il existe un rapport concurrentiel, mais non substitutif, entre l’autorité du Hezbollah et celle de l’État libanais ; l’État libanais conservant, malgré tout, une partie considérable de son autorité.

Pour toutes les raisons susmentionnées, il serait contre-productif d’accorder – non sans un certain défaitisme –, ne serait-ce que verbalement, au Hezbollah ce qu’il n’a pas pu effectivement réaliser depuis 1983, c’est-à-dire de lui reconnaître, en parlant d’« occupation » iranienne du Liban, une autorité plus grande qu’il ne détient vraiment et d’acquiescer à ses prétentions non déclarées d’avoir une autorité effective pouvant se substituer à celle de l’État libanais. Rejeter la qualification d’« occupation » iranienne du Liban équivaut ainsi à refuser de faussement octroyer, au Hezbollah, des prérogatives (reconnues à la puissance occupante par les différents instruments conventionnels qui régissent l’occupation) nettement plus considérables que celles que le Hezbollah doit ou peut réellement exercer. Il en va du respect même du mouvement souverainiste, de sa lutte pour la souveraineté de l’État libanais ainsi que de la crédibilité de sa juste cause aux yeux de la communauté internationale.

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