« Yalla, yalla, j’arrive habibi ! Il est quelle heure déjà ?
3h du matin. Pleure pas, pleure pas, mon chou. Tu as faim ? Yalla, une seconde,
je te mets sur ma poitrine et te donne mon sein. Comme il sent bon, cet az3ar.
Heureusement que j’avais pu lancer une machine avant de dormir, question de
profiter de l’heure de courant à laquelle on a droit pendant la nuit. Yalla,
comme ça, j’aurai de quoi te changer ton overall le matin.
Oui, oui, je suis toujours là. Doucement, doucement, mon cœur. Attends, je vais ajuster ma position, y a un truc qui me gêne sur le sofa. C’est quoi ça ? Je ne vois rien dans cette pénombre. Ah ! c’est la tablette de ta sœur. D’ailleurs, demain, c’est l’anniversaire de qui ? De ta sœur ! Je dois aller chercher le gâteau à 14h, en sortant du boulot. Il me reste un peu d’essence pour ce mois, heureusement. De toute façon, cela reste quand même plus économique que de préparer un gâteau homemade, sinon ça fera exploser notre budget de bonbonnes de gaz. OK, puis je passerai acheter les ballons et la décoration. Ce sera un peu juste, mais je n’ai pas le choix. Non, pas d’anniversaire dans un playground cette année. 250 000 LL par enfant, c’est devenu hors de prix. Tu sais, ta sœur, star de TikTok, elle veut inviter toute la classe. Cette fois-ci, ce sera à la maison. J’ai déjà préparé les sandwichs. Des minipains au lait avec du poulet, non, pas de viande de bœuf ; halloum et concombre ; fatayer aux épinards ; samboussik au fromage râpé, acheté en période de promotion début janvier ; et pour le dessert, des canapés avec cette nouvelle pâte à tartiner bon marché… Dieu seul sait comment ça s’appelle ; puis du Jello, mais sans chantilly. Bon, OK, tout ça, c’est ready. Il manque un truc ? Ah oui ! J’ai promis à ta sœur de lui acheter des cartes de recharge Roblox, pour jouer en ligne avec ses amis.
OK. Très bien. Mais le matin, je dois me réveiller tôt, nous
avons une réunion importante au bureau à 8h. Bon, je mettrai le réveil, mais je
crois que tu vas sonner avant lui, n’est-ce pas ya az3ar ? N’est-ce pas ? Tu es
content d’aller chez téta demain matin ? Elle te gardera pendant la journée.
Qu’est-ce qu’il y a ? Tu as froid habibi ? Oui, il fait bien froid cet hiver.
Attends, je vais nous couvrir avec le plaid. C’est celui de papa. Il l’a laissé
sur le sofa avant d’aller se coucher. Tu vois, là-bas, le chauffage électrique,
mon ange ? Un beau décor. Comme le frigo pendant la guerre. On y rangeait nos
jouets. Mes grandes poupées. Le pauvre, ton père. Il est debout à 5h, il rentre
à 20h, ça ne marche pas très fort en ce moment, au boulot. Apparemment, ils
licencient. Il attend sa lettre d’un jour à l’autre. Mais il ne me dit rien !
Il garde toute son angoisse pour lui. Je le connais, c’est pour que je ne
m’inquiète pas. Mais il faut qu’il parle. Il est de plus en plus réservé,
renfermé sur lui-même, sombre, taciturne, stressé, angoissé. Je le vois, tout
ça. Déjà, avec son hypertension qui fait péter le tensiomètre tous les
matins... Il ne veut pas m’angoisser avec son angoisse, mais c’est le fait de
taire son angoisse qui m’angoisse le plus.
Bon, faut que je te change mon ange. Ah oui ! il faut aussi que je passe à la pharmacie demain. Non, tiens, je dirai à ton père de le faire, pour les couches pas chères. Bah, si t’étais né en 2018, t’aurais eu droit à des Pampers. Mais Monsieur a décidé d’arriver l’été 2021, alors là, c’est devenu hors de prix. Mais bon, ces couches font l’affaire. Et pour l’allergie autour, un peu de crème et ça part ! C’est magique ! N’est-ce pas mon ange ?
Yii, j’ai failli oublier le plus important… la banque !
J’irai, après la réunion, faire la queue pour retirer en livres libanaises de
mon compte en dollars, et en dollars de mon compte en libanais. Le tout pour
couvrir à peine le tiers de nos dépenses mensuelles. Bon, je vendrai mon pendentif
et l’une de mes bagues. Deux livres « souverains anglais » aussi,
peut-être. On me les avait offertes, jeune, pour mes jours difficiles. Eh bah !
On y est. Avec l’anniversaire de ta sœur, la scolarité qui a encore augmenté,
la prime d’assurance-santé en dollars fresh en ce début d’année, les trois
millions pour le générateur électrique – rien que ça, c’est les deux tiers de
mon salaire –, cela ne va pas être facile. Tout augmente, sauf notre salaire.
Ah si ! les 100 000 de plus qu’on nous a généreusement données pour le
transport, comment ai-je oublié ? C’était la bonne blague de la rentrée.
Non, non, t’inquiète, mon cœur. Tu sais, mon cœur, la
débrouille, c’est devenu une tradition qu’on se transmet de mère en fille dans
ce pays. On en a l’habitude. C’est désormais inscrit dans nos gènes. La
débrouille… Ta grand-mère faisait la même chose avec ton oncle et moi, mais
elle avait en plus les obus qui lui tombaient sur la tête. D’ailleurs, je ne
sais plus ce qui est moins pire : maintenant ou pendant la guerre ? Au
moins, ils pouvaient retirer autant d’argent qu’ils le voulaient. Nous, on a
tout perdu, et les prix grimpent. Mais, au moins, pas d’obus ni de
francs-tireurs maintenant. Enfin. Je ne sais pas. Je tourne en rond. La pauvre,
ta téta, elle a connu les deux périodes. Tes grands-parents ont travaillé
pendant toute leur vie, en traversant d’Est en Ouest et inversement, puis,
l’année où ils ont enfin pris leur retraite, on leur a dit que le peu d’argent
qu’ils avaient mis de côté… disparu. Envolé. Évaporé. Où ? Comment ? Pourquoi ?
Personne ne sait. En fait, tout le monde sait. Mais personne ne veut en être
responsable. Ils se renvoient la balle.
Enfin. Oui, je tourne en rond, pour de vrai cette fois-ci,
pour que tu fasses ton rot. Désolée, mon cœur. Cette angoisse, je te la
transmets, à mon tour, dans le lait que tu es en train de savourer. Tu aimes
que je tourne en rond ? Tu souris, petit malin ? Tu souris ? Bon, allez, on va
se coucher. Non, OK, pas de berceau. Tu dors au lit, près de moi et de ton papa.
« Je suis une combattante du quotidien. Mes armes sont
ma volonté de survie, ainsi que ma détermination à protéger ma famille. Je veux
donner à mes enfants la meilleure des vies possible, dans le pire des mondes
possible. Et il n’est pas né celui qui m’en empêchera.
Je suis une maman libanaise. Et je suis fière de
l’être. »
C’est ce que dit leur attitude. C’est ce que dit le ton de
leurs voix sur WhatsApp, depuis des milliers de kilomètres.
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