L’invasion de l’Ukraine et le double aveuglement des démocraties occidentales

 



Article publié sur Mediapart (Le Club), le 05/03/2022

L’invasion russe de l’Ukraine a révélé deux aveuglements dont souffrent les démocraties occidentales. Il s’agit, en premier lieu, de l’aveuglement civilisationnel d’une partie assez considérable de la société occidentale (au sens de Western Culture) face à la vraie nature des dictatures et des modalités de leur confrontation, et qui la rend vulnérable face à ces dictatures et leur idéologie. Le second aveuglement, quant à lui, est stratégique. Il provient de l’obsession qu’ont eu les démocraties occidentales, pendant les dernières vingt années, à propos de l’islam ; obsession les ayant poussées à perdre de vue la montée d’un péril hautement plus grave pour elles, à savoir : les dictatures ayant adopté, à l’instar de la Russie et de la Chine, l’idéologie du national- capitalisme autoritaire.

I.- Aveuglement civilisationnel : le paradoxe des valeurs libérales face aux dictatures

Lorsque face à l’invasion russe de l’Ukraine, les médias, les tribunes et réseaux sociaux s’enflamment, en Occident, par des diatribes pacifistes qui sont loin d’être seulement l’œuvre de trolls pro- russes, comment alors ne pas se rappeler de ce qu'a dit, il y a plus d'un siècle, un certain philosophe allemand ? Nietzsche fut le premier à mettre en garde l'Europe, non sans beaucoup de provocation, non sans énormément de courage, contre un certain excès humaniste inhérent à ses valeurs, ainsi que contre sa culture devenue trop imprégnée de « moraline » rendant, ainsi, sa civilisation « décadente » (la « décadence européenne » au sens Nietzschéen du terme).

Dans son livre Par- delà le bien et le mal, Nietzsche écrit, à la première page de son neuvième chapitre qu’il intitule « Qu’est- ce qui est noble ? » : « La vérité est dure. Disons-le sans ambages, montrons comment jusqu’ici a débuté sur terre toute civilisation élevée. Des hommes d’une nature restée naturelle, des barbares dans le sens le plus redoutable du mot, des hommes de proie en possession d’une force de volonté et d’un désir de puissance encore inébranlés se sont jetés sur des races plus faibles, plus policées, plus pacifiques, peut-être commerçantes ou pastorales, ou encore sur des civilisations amollies et vieillies, chez qui les dernières forces vitales s’éteignaient dans un brillant feu d’artifice d’esprit et de corruption. La caste noble fut à l’origine toujours la caste barbare. Sa supériorité ne résidait pas tout d’abord dans sa force physique, mais dans sa force psychique. Elle se composait d’hommes plus complets (ce qui a tous les degrés, revient à dire, des « bêtes plus complètes ») ».

Un extrait d'un autre temps, certes, surtout dans certains de ses termes (« race » ), mais dont l'esprit est tellement d'actualité qu’il risque, par son réalisme cru et sa lucidité sans compromis, de faire sursauter plus d'un dans les beaux cafés de Saint- Germain- des- Prés.

Héritières de cette culture humaniste, notamment des valeurs du pacifisme, les démocraties occidentales se retrouvent, suite à l’invasion perpétrée par un dictateur comme Poutine contre l’Ukraine, subitement confrontées à un paradoxe qui tient de leur essence même. Le paradoxe démocratique réside, en ce sens, dans le fait que la démocratie, le libéralisme politique, l'Etat de droit, les droits de l'homme qui, tous, font la force du modèle occidental et de sa civilisation, peuvent, en même temps, si leurs tenants perdent de vue la réalité du monde- surtout en prenant leurs valeurs pour universelles-, devenir ses points de faiblesse, notamment devant les dictatures.

Tout le monde ne partage pas ces valeurs et idéaux de l'Occident, notamment les régimes du national- capitalisme autoritaire. L’approche occidentalo- centrée aveugle ses tenants. Il est irréaliste, contre- productif et dangereux de traiter, en se conformant à ces valeurs occidentales libérales, ceux qui les dédaignent et qui cherchent à les détruire. Être pacifiste devant un ennemi de la paix, c’est se suicider.

Dans son dernier discours devant l’Assemblée du Peuple égyptien, le 5 Sept 1981, quelques semaines avant son assassinat, le président Anouar al Sadate, qui n’était pas un grand démocrate, mais qui l’était quand même plus que son prédécesseur et que son successeur, a affirmé que « [Quand il le faut], La démocratie a des crocs et des griffes, et ses crocs et griffes sont plus féroces que ceux de la dictature ».

La fermeture des médias d’Etat russe en Europe, qui intervient assez tardivement, peut être ainsi considérée comme une première sortie de griffes, par les démocraties occidentales, à l’encontre de la dictature de Poutine qui profitait des valeurs de liberté d’expression en Occident, pour mieux fragiliser ses Etats et sociétés. 

Le véritable défi pour l’Occident sera de trouver un juste équilibre entre, d’une part, son attachement à ses valeurs libérales et, d’autre part, les besoins de la confrontation des dictatures qui le menacent.

Mais l’aveuglement n’est pas seulement d’ordre civilisationnel, il n’est pas seulement celui d’une bonne partie de la société occidentale. Il est également d’ordre stratégique.

II.- L’obsession de l’islam et aveuglement stratégique

Depuis la chute de l'Union soviétique en 1991, les stratèges occidentaux, déclarant la « fin de l'histoire », ont brandi, sous le titre de « clash des civilisations », le chiffon du péril de l’islam. Le 11 Septembre 2011 fut un tournant leur permettant d’avaliser leur théories sur le danger intrinsèque à l’islam et qui constituerait selon eux, pour l’Occident, la menace principale.

Certes, le péril terroriste, notamment dans sa variante dite « islamiste », est réel. Mais il a été assez exagéré - les visées électoralistes avec l’extrême- droitisation du discours politique y étant pour beaucoup, comme lors de l’actuelle campagne présidentielle en France -, et ses causes réelles ont été largement incomprises (en France, par exemple, on a préféré écouter, dans les hautes sphères de l’Etat, les Kepel et les Rougier avec leur approche culturaliste de l’islamisme, au lieu d’entendre les Burgat (approche politiste) et les Roy).

Il en a résulté une inefficacité des moyens pour lutter contre le terrorisme, couplée avec une danse macabre sur la frontière de la légalité (Guantanamo, par exemple), voire une contre- productivité de ces moyens, se traduisant notamment par un grand sentiment d’injustice et de ressentiment, à l’égard de l’Occident, qui a été ainsi nourri chez des générations de jeunes musulmans, y compris en Occident même. Si, à ce cocktail, on ajoute - pour reprendre le titre du dernier rapport d’Amnesty International y relatif - l’apartheid israélien contre le peuple palestinien (Israël étant un Etat dans le giron occidental), le ressentiment peut atteindre le niveau actuel qui pousse nombre de musulmans et d’arabes dans le monde, surtout en Occident, à verser dans une déplorable -quoique compréhensible - rhétorique de compétition victimaire, ainsi qu’à refuser d’exprimer leur solidarité avec le peuple ukrainien, parce que considéré comme occidental ou comme l’allié des Occidentaux, et oubliant, au passage, les crimes commis par Poutine contre les populations musulmanes de Tchétchénie ou de Syrie.

Ainsi, depuis le tournant du 11 Septembre, plus de 20 ans se sont écoulés, pendant lesquelles les pays occidentaux - les Etats- Unis en tête - ont concentré la majeure partie de leur stratégie défensive, à l’intérieur et à l’extérieur de leurs frontières, autour de la « guerre contre le terrorisme » ; 20 années pendant lesquelles ces pays occidentaux ont perdu de vue la montée des dictatures avec leur idéologie du national- capitalisme autoritaire et qui constituent, notamment par leurs capacités militaires, leurs succès économiques, voire par leur poids démographique (la Chine), un danger hautement plus grave pour l’Occident.  De la Tchétchénie, à la Géorgie, à la Syrie, en passant par la Crimée et le Donbass, les Occidentaux ont laissé faire Poutine. En Syrie, certains ont même justifié l’intervention de Poutine et ont appelé à le rallier face au terrorisme, comme les Occidentaux avaient rallié Staline face à Hitler.  Avec l’invasion russe de l’Ukraine le 24 Février dernier, le réveil des stratèges occidentaux fut violent.

La "malédiction de la Syrie", voilà ce dont souffrent actuellement beaucoup de pays occidentaux qui s'étaient contentés de regarder, dans un silence complice et tacitement approbateur, l'intervention criminelle de Poutine, depuis le 30 Septembre 2015, contre le peuple syrien. A l'époque, le prétexte était de "combattre le terrorisme" sur sollicitation d'un régime allié. Tant que c'est là- bas, au loin, chez les « autres », au Moyen- Orient, beaucoup de pays occidentaux n'y voyaient pas d'inconvénient.  Mais l'impunité dont il a bénéficié en Syrie est telle, qu'aujourd'hui, Poutine sent qu'il peut commettre un acte d'agression en Europe même, et qu'il n'a quasiment plus besoin de prétexte pour ce faire.

A l'instar de "la malédiction des Sudètes" (Accords de Munich 1938), la "malédiction de la Syrie" (chacune des deux s'étant concrétisée un 30 Septembre) poursuivra, malheureusement, beaucoup de pays, non seulement en Occident, et non seulement par le biais de la Russie de Poutine.

Le résultat, aujourd’hui, de cet aveuglement stratégique occidental, est loin d’être minime. Beaucoup d’armées européennes, habituées aux opérations de contre- insurrection (guerre "asymétrique") dans la « guerre contre le terrorisme » pendant les dernières décennies, se retrouvent, aujourd’hui, non prêtes pour affronter des conflits de haute intensité, impliquant de grands moyens et effectifs militaires.

L’Occident doit se ressaisir de ce double aveuglement, au plus vite. Il en va de sa liberté, voire de la liberté dans le monde, notamment face à l’axe des dictatures qui est en train de se constituer et qui vise à véhiculer son idéologie, celle du national- capitalisme autoritaire et expansionniste (qui n’est autre que du fascisme en version post- moderne), comme alternative au modèle libéral des démocraties occidentales. Ce dernier, certes, n'est pas sans beaucoup d'inconvénients, mais il reste nettement un meilleur choix que la dictature.

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