Article publié par L'Orient- Le Jour le 29/06/2022
Sept années après son émergence avec la crise des déchets de
2015, le mouvement dit de la « société civile » a abouti à l’arrivée
de députés « du changement », ou « de la contestation », au
Parlement. Une doxa politico-médiatique et intellectuelle, qui s’est
progressivement imposée comme hégémonique (au sens gramscien du terme),
notamment au rythme du naufrage économico-financier que connaît le pays du
Cèdre depuis 2019, décrit le mouvement « du changement » comme un
marqueur de progrès démocratique dans le paysage de la culture politique au
Liban.
Ce constat, s’il comporte indéniablement, dans certains de
ses aspects, des éléments de justesse, n’en demeure pas moins souffrant
globalement d’inexactitude. Il serait opportun de proposer une autre vision des
choses. Forgée dans une optique comparative avec les mouvements populistes
similaires qu’a connus le monde, notamment l’Europe, et basée sur les analyses
sociologiques et politiques autour de ces mouvements, cette vision critique se
veut une déconstruction réaliste, quoique, certes, encore minoritaire, du
discours du mouvement « du changement » au Liban.
Certes, au Liban, le mouvement de la société civile
(« du changement ») n’a pas l’apanage de la culture populiste. Bien
avant l’existence de ce mouvement, la culture populiste y est véhiculée par
nombre de partis dits « traditionnels » (comme nous l’avions évoqué
par exemple, dans ces colonnes mêmes, dans « La valse des
populismes » le 4 juin 2013). Il n’en demeure pas moins, pour autant, que
le mouvement du « changement » s’inscrit essentiellement dans la
culture populiste qu’il utilise comme parure discursive, mais aussi comme
modèle idéologique substantiel, et ce pour mieux véhiculer la
« médiocratie », ou le règne de l’insignifiance en politique, comme
projet politique.
Il est impossible, dans ce qui suit, d’exposer l’historique
du terme « populisme », sa typologie (dans son numéro d’avril 2019,
la revue Éléments recense pas moins de 36 familles du populisme) ou les
différentes controverses politico-sémiotiques relatives à sa définition et à
son emploi dans le monde ; certains emplois approximatifs, voire abusifs, du
terme ne visant qu’à délégitimer facilement l’adversaire politique.
Il serait intéressant d’évaluer le mouvement « du changement » au Liban à la lumière d’une synthèse des critères constitutifs de la culture politique populiste tels que retenus par l’historien et sociologue français Pierre Rosanvallon (5 critères), dans son livre Le siècle du populisme : histoire, théorie, critique (Paris, Seuil, 2020, 275 p.), ainsi que par le politologue allemand Jan-Werner Müller (2 critères) dans son livre Qu’est-ce que le populisme ? Définir enfin la menace (Paris, Premier Parallèle, 2016, 200 p.), et qui constituent les ouvrages majeurs de théorisation de la réalité du populisme dans le monde.
I – Le populisme comme parure discursive
En tant que parure discursive, deux caractéristiques du
discours populiste des forces « du changement » retiennent
particulièrement l’attention : l’antiélitisme et le culte de l’émotion en
politique.
A. Un antiélitisme en trompe-l’œil
Selon Müller, « les populistes considèrent que des
élites immorales, corrompues et parasitaires viennent constamment s’opposer à
un peuple envisagé comme homogène et moralement pur – ces élites n’ayant rien
en commun, dans cette vision, avec ce peuple ». Pour Rosanvallon, l’esprit
populiste considère « qu’il existe un ennemi commun dessinant la ligne de
partage entre “eux” et “nous”. Cet ennemi peut être qualifié de “caste”,
d’“oligarchie”, d’“élite” ou de “système” en général. C’est son existence qui
dessine une “frontière intérieure divisant le social en deux camps séparés et
antagonistes”. (…) C’est le manque d’humanité de la “caste”, de l’“élite” ou de
l’“oligarchie” qui justifie la haine qu’il est légitime de leur manifester :
elles sont perçues comme ayant socialement et moralement fait sécession du
monde commun. D’où la virulence de la dénonciation de ceux qui “se gavent” sur
le dos du peuple, la stigmatisation des “sorciers du fric” qui “se goinfrent”,
“se gorgent” de richesses et se coupent de leurs concitoyens de mille
manières ».
Au Liban, la catastrophe économico-financière que connaît ce
pays depuis 2019 légitime, dans une très large mesure, l’emploi de ces termes.
Mais la rhétorique en elle-même n’en demeure pas moins populiste. S’attaquant à
la « manzoumé », à « l’establishment », à la « classe
politique » dans son ensemble (« kellon, yaani kellon » :
Tous veut dire tous), l’antiélitisme constitue la pièce maîtresse du discours
du mouvement du « changement ».
Deux critiques peuvent être formulées contre cette
rhétorique antiélitiste. De prime abord, la forme antiélitiste du discours
populiste ne correspond pas forcément à la réalité sociale de l’électorat
populiste. En effet, d’une part, plusieurs études et enquêtes en Europe ont
démontré que les déclassés et menacés de déclassement ne votent pas
nécessairement pour les partis populistes (cf. Müller, version Kindle, empl.
487). La même réalité est également vérifiable au Liban où, à défaut d’étude
sociologique le confirmant, il serait permis de remarquer que l’électorat des
forces « du changement » est principalement issu de la classe moyenne
(petite bourgeoisie), alors que les classes populaires, que les électeurs
« du changement » traitent, non sans beaucoup de suffisance petite
bourgeoise, de « moutons », votent généralement pour les partis
traditionnels.
Ensuite, à y voir de plus près, cet antiélitisme n’est
souvent que de façade. En effet, les leaders (y compris les nouveaux députés)
du mouvement « du changement » appartiennent souvent – qu’on veuille
l’admettre ou non – à l’establishment politico-médiatique au Liban. Hier
encore, beaucoup de ces députés « du changement » étaient dans le
giron (conseillers, employés, etc.) de chefs politico-communautaires
« traditionnels ». En effet, comme l’affirme Müller, « le
populisme n’est en rien affaire de couches (ou classes) sociales clairement
identifiables », et, comme l’explique Rosanvallon, « le projet
populiste de refonder la démocratie en redonnant sa centralité à l’idée de
peuple repose au premier chef sur l’abandon des analyses du monde social en
termes de classes ».
En ce sens, le populisme est essentiellement une rhétorique
antiélitiste souvent utilisée, non par la classe prolétaire, mais par une élite
qui essaie d’instrumentaliser les classes populaires, et ce dans sa lutte pour
le pouvoir contre une autre élite qui, elle, y est bien établie, et afin de
l’évincer et prendre sa place. Ainsi, le populisme témoigne essentiellement
d’un combat intraélitiste. Cela rejoint l’analyse du politologue Dominique
Reynié qui considère que « le populisme est toujours un mouvement initié
par des élites qui sont à la marge d’un système et qui essaient d’en occuper le
centre » (émission Du grain à moudre, France Culture, 10 octobre 2018, in
Jacques Fontanille, Populisme : le grand chambardement sémiotique ?, Actes
sémiotiques, n° 123, 28 février 2020). D’ailleurs, le populiste suisse
Christoph Blocher n’hésite pas à établir expressément la distinction entre les
« fausses » élites (au pouvoir) et les élites
« authentiques » (les populistes qui doivent, selon lui, évincer les
premières).
En cela aussi, le mouvement « du changement » au
Liban est à rapprocher du mouvement « Cinq étoiles » qu’a connu
l’Italie, « une formation privée d’une culture sociale et politique de
référence » et qu’Antonello Ciervo, avocat à la Cour suprême de cassation
à Rome, analyse, dans son article intitulé « Un vaut un : le
populisme petit-bourgeois du mouvement Cinq étoiles » , en ces termes :
« Nous sommes face à un populisme à la Balzac, petit bourgeois, qui
propose à chacun la possibilité de devenir parlementaire ou administrateur
public parce que (…) chacun peut administrer la chose publique pourvu qu’il
soit honnête, préparé et avec des compétences technico-professionnelles à
mettre au service du bien commun. De cette manière, alors, il n’y a plus ni
droite ni gauche qui tienne, il n’y a plus d’idées ou de compétences politiques
à faire valoir dans l’espace public ; chacun peut devenir célèbre pour cinq minutes,
ou pour cinq ans, dans le grand spectacle politico-électoral mis sur pied par
le mouvement 5 Étoiles. Un vaut un ou, mieux, l’un vaut l’autre »
(« Cause commune » n° 3 – janvier/février 2018).
B. Affect roi et simplification à outrance
Il s’agit du culte de l’émotion en politique comme modus
operandi populiste. Selon Pierre Rosanvallon, qui souligne le nouvel emploi des
termes d’« affective turn » et d’« emotional turn » en
sciences sociales pour parler de populisme, « on peut distinguer les
émotions de position (le sentiment d’abandon, d’être méprisé), les émotions
d’intellection (la restauration d’une lisibilité du monde avec par exemple le
développement d’une vision complotiste et le recours aux fake news) et les
émotions d’action (le dégagisme) ». Dans son essai La société du spectacle
(Buchet/Chastel, 1967), Guy Debord fut parmi les premiers penseurs à alerter
sur les méfaits de cette conception de la politique.
L’esprit populiste est souvent binaire, manichéen, sans
relief, réticent devant les nuances et qui voit le monde comme divisé entre
bons et méchants. Comme le souligne Pierre de Senarclens dans son article
« La fin des idéologies universalistes : l’exemple du
populisme » (Cahiers de psychologie politique, n° 38/ La propagande
politique, janvier 2021), « les partis populistes prétendent simplifier
les enjeux de la vie politique. Leurs adhérents manifestent leur rage contre
les sphères dirigeantes, accusées de profiter de leurs privilèges. Ils n’ont
cure de la science ; ils se méfient des arguments un peu complexes, de ceux qui
imposent la réflexion et introduisent le doute dans l’analyse de la réalité
politique et sociale ».
Le culte de l’affect est omniprésent au sein du mouvement
« du changement » au Liban. En plus de paralyser largement la
capacité à penser rationnellement, le culte de l’émotion peut être
contre-productif en politique. Rien que très récemment, les députés « du
changement » ont fourni plusieurs illustrations de manque d’efficacité
politique. Il s’agit notamment des slogans (qui n’en sont pas moins justes)
qu’ils ont écrits sur leurs bulletins de vote lors de la séance d’élection du
président du Parlement, ayant ainsi transformé le droit (et le pouvoir) de vote
du député en simple affiche contestataire, et qui furent précédés par la marche
sur le centre-ville en prélude de la première séance du nouveau Parlement,
alors que, finalement, le camp de l’ex-8 Mars a réussi à rafler trois des
quatre postes au sommet du Parlement. Il s’agit également de
l’« héroïsation » à outrance de la réplique d’un député du
changement, lors de l’une des séances d’élection des comités parlementaires,
disant à un autre député issu d’un parti « traditionnel » :
« Je ne suis pas ton fils, mais ton collègue ! » alors qu’aucun des
députés « du changement » n’a finalement réussi à présider un comité
parlementaire. Avec ce culte de l’émotion, on a le sentiment de passer à côté
du principal.
II – Le populisme comme modèle idéologique
À ce niveau, deux éléments de la culture populiste
retiennent particulièrement l’attention : la tendance antipluraliste et le
culte du mandat impératif.
A. Des relents antipluralistes
Dans son livre Qu’est-ce que le populisme ? Définir enfin la
menace (Paris, Premier parallèle, 2016, 200 p.), Jan-Werner Müller souligne que
« le populisme montre une logique interne spécifique et
identifiable : les populistes ne sont pas seulement hostiles aux élites,
mais ils sont fondamentalement antipluralistes. Leur revendication constante
consiste à affirmer : nous – et nous seulement – représentons le peuple
véritable. Et leurs distinctions politiques se ramènent inéluctablement à une
distinction binaire, à caractère moral, entre le vrai et le faux, et en aucun
cas à une unique distinction entre gauche et droite. Le populisme est synonyme
de polarisation – une polarisation qui, toujours, revêt un fort caractère
moral » ; « Et c’est avant tout leur revendication morale d’un
monopole de la représentation qui fait réellement des populistes ce qu’ils
sont, et qui fait d’eux et de leur rapport à la démocratie un problème
préoccupant ».
Cette rhétorique du « vrai peuple », du
« peuple victime », est omniprésente au sein du mouvement « du
changement » et de ses représentants qui prétendent souvent détenir une
exclusivité pour parler au nom du « vrai peuple », et essayant ainsi
d’ôter, non sans porter atteinte aux principes démocratiques fondamentaux, la
légitimité démocratique aux autres forces politiques, notamment aux partis dits
« traditionnels » qu’ils soient des ex-camps du 8 ou du 14 Mars. De
plus, la tendance de certains députés « du changement » à se
considérer comme des députés de premier rang (« hommes-peuples »),
par exclusion de tous les autres et, ainsi, à refuser toute critique à leur
encontre, parce que cela équivaudrait à critiquer le « vrai peuple »
qu’ils prétendent en être les représentants exclusifs, est sujet à inquiétude.
Par ailleurs, en défendant bec et ongles leurs treize héros,
en s’obstinant à refuser d’émettre la moindre critique à leur encontre ou
d’apporter le moindre bémol à leur « treizo-mania », certains
électeurs et soutiens des députés « du changement » n’ont,
finalement, rien à envier, par ce comportement clanique, aux électeurs des
partis traditionnels qu’ils traitent, pourtant, de « moutons ».
B. Le culte d’une notion anticonstitutionnelle : le
mandat impératif
Le culte voué au mandat impératif aurait pu être
envisageable si la conception libanaise de la démocratie se basait sur le
principe de la souveraineté populaire. Formée par la somme de tous les
individus qui la composent, la souveraineté populaire procure un mandat
impératif : la personne élue ne peut déroger à la lettre du mandat qui lui
a été donné sous peine d’être révoquée à tout moment par le peuple (Rousseau,
Du contrat social, 1762).
Or, à l’instar de la Constitution française (art. 27 : « Tout mandat impératif est nul »), la Constitution libanaise écarte expressément, dans son article 27, la notion de mandat impératif : « Le membre de la Chambre représente toute la nation. Aucun mandat impératif ne peut lui être donné par ses électeurs. » La Constitution libanaise adopte une conception qui s’approche clairement, comme dans la majorité écrasante des démocraties modernes, du principe de la souveraineté nationale selon lequel la souveraineté appartient à la collectivité abstraite, à une personne morale transcendante personnifiée juridiquement par l’État (Sieyès, Qu’est-ce que le Tiers-État ?, 1787-1788). Le mandat politique est alors représentatif : général (à l’ensemble de la nation), limité dans le temps, libre et surtout irrévocable. Le mandat représentatif libère la personne élue de la menace permanente de la révocation, il lui garantit ainsi un minimum de liberté d’action nécessaire pour un exercice effectif de ses fonctions et constitue un rempart important contre le chaos institutionnel.
En démocratie, les contre-pouvoirs sont essentiellement
assurés par le principe de la séparation des pouvoirs (et leur équilibre dans
un système parlementaire), ainsi que par le biais d’échéances électorales.
Quant à la révocation populaire, elle ne peut constituer un contre-pouvoir
crédible. Comment quantifier concrètement une majorité de révocation, par un
comptage de manifestants ? Rien de moins sûr et de moins stable.
En cela, le culte du mandat impératif est une régression,
d’au moins trois siècles en arrière, de la conception de la démocratie.
III – La « médiocratie » comme projet politique
Il s’agit d’un point d’une importance capitale dans le cas
libanais. De manière générale, les mouvements populistes dans le monde sont
antitechnocratiques. Pierre Rosanvallon rappelle, à ce sujet, que « les
figures du politicien, du milliardaire ou du technocrate se superposent dans
une même exécration avec ces diatribes » . En revanche, au Liban, le
populisme du mouvement « du changement » est
« médiocratique », vouant un culte à la technocratie et à sa culture
des « experts ». Cela découle du fait qu’il s’agit d’un populisme
essentiellement petit-bourgeois, à rapprocher du mouvement « Cinq
étoiles » qu’a connu l’Italie.
A. Une « révolution anesthésiante »
Dans son livre Médiocratie (Montréal, Lux, 2015, p. 221 p. traduit en arabe sous le titre de Nizam al tafâha, ou le règne de l’insignifiance), le philosophe canadien Alain Deneault précise que le « terme médiocratie a perdu son sens de jadis, où il désignait le pouvoir des classes moyennes » (p. 44).
Deneault définit la médiocratie, qu’il appelle la « révolution anesthésiante », comme « l’ordre médiocre érigé en modèle » (p. 39), comme le « stade moyen hissé au rang d’autorité. Elle fonde un ordre dans lequel la moyenne n’est plus une élaboration abstraite permettant de concevoir synthétiquement un état des choses, mais une norme impérieuse qu’il s’agit d’incarner » (p. 36). La médiocratie consiste non pas à fournir un travail de qualité, mais à obtenir un succès social autour d’une quelconque réalisation, d’une « illusion de résultat ».
B. Technocratie et extrême centre
En politique, la médiocratie est, pour Deneault,
« l’ordre politique de l’extrême centre. Ses politiques ne correspondent
pas tant à un endroit spécifique de l’axe politique gauche-droite qu’à la
suppression de cet axe au profit d’une seule approche prétendant au vrai et à
la nécessité logique » (p. 43). L’impératif catégorique pour l’esprit
« médiocratique » est de « penser mou et le montrer » (p.
35). Ni 8 Mars ni 14 Mars, martèlent les forces du changement au Liban. Ni
contre les armes du Hezbollah à la façon de l’ex-14 Mars ni pour ces armes à la
manière des ex-8 Mars, mais une nouvelle « approche » (nahj) des
armes du Hezbollah, comme le répètent certains de leurs députés comme, par
exemple, Ibrahim Mneimné ou Halimé Kaakour.
En effet, le philosophe québécois continue sa phrase par ce
qui suit : « On habillera ensuite la manœuvre de mots creux – pis, ce
pouvoir usera pour se dire de termes qui précisément trahissent ce qu’il tient
en horreur : l’innovation, la participation, le mérite et l’engagement.
Puis on évincera les esprits qui ne participent pas à la duplicité, et ce, bien
entendu, de manière médiocre, par le déni, le reniement et le
ressentiment » (p. 43). Ainsi, au Liban, la souveraineté, dont la
violation par un groupe armé non étatique aux ordres d’une puissance étrangère
constitue la matrice de tous les problèmes ayant engendré la crise actuelle,
sera considérée par l’esprit « médiocratique » comme un « slogan
creux ». S’ensuit une dépolitisation du discours politique, un manque de
hauteur, de vision géostratégique pour le Liban, de maturité politique, voire
une infantilisation généralisée de la politique et de ses thématiques, et ce
alors que le problème du Hezbollah, par exemple, constitue le principal indice
qui montre toutes les ramifications, tous les enchevêtrements et complications
aussi bien régionaux qu’internationaux de la crise libanaise. Faudrait-il alors
partager la conclusion de Deneault, affirmant que la médiocratie « nous
idiotifie » (p. 44) ? Peut-être.
Un tel système de pensée voue un culte aux technocrates, aux
experts. En effet, au Liban, la société civile appelle de ses vœux, depuis au
moins 2019, des gouvernements de technocrates comme solution à tous les
problèmes du pays. Le mouvement « du changement » au Liban axe son
discours sur des thèmes de « gestion technocratique de l’État », qui
s’apparentent beaucoup plus à un travail de membres d’un conseil municipal qu’à
celui de députés, et ce alors que les problèmes du Liban sont essentiellement
politiques (l’énorme crise économico-financière, malgré son caractère urgent,
n’étant qu’une résultante de la crise politique, et non pas le contraire).
En effet, comme le rappelle Deneault, « l’“expert”, auquel
se confond aujourd’hui la majorité des universitaires, s’érige bien entendu
comme la figure centrale de la médiocratie. Sa pensée n’est jamais tout à fait
la sienne, mais celle d’un ordre de raisonnement qui, bien qu’incarné par lui,
est mû par des intérêts particuliers » (p. 42). L’esprit « médiocratique »
est ainsi « structurellement neutralisé par une série de mots centristes,
dont celui de “gouvernance”, le plus insignifiant d’entre tous, est
l’emblème » (Deneault, p. 43).
Sous une fausse apparence centriste, « ce régime est en
réalité dur et mortifère, mais l’extrémisme dont il fait preuve se dissimule
sous les parures de la modération, faisant oublier que l’extrémisme a moins à
voir avec les limites du spectre politique gauche-droite qu’avec l’intolérance
dont ont fait preuve à l’endroit de tout ce qui n’est pas soi. N’ont ainsi
droit de cité que la fadeur, le gris, l’évidence irréfléchie, le normatif et la
reproduction » (Deneault, p. 43).
En somme, joignant deux symptômes majeurs des
dysfonctionnements de nos sociétés contemporaines, à savoir le populisme
(maladie de la démocratie) et la « médiocratie », on voit mal
comment, au moins en l’état actuel des choses, le mouvement « du
changement » peut constituer une solution au déclin de la culture
politique au Liban. Ce mouvement n’est certes pas la seule force politique à en
souffrir, mais il n’en demeure pas moins un produit, une facette, une
expression parmi d’autres de ce déclin général de culture politique que connaît
le pays du Cèdre.
Cela ne veut absolument pas dire que la situation est sans
espoir. Au contraire, les prémices de l’espoir résident justement dans le fait
de diagnostiquer avec lucidité la maladie, notamment en voyant ses symptômes,
tous ses symptômes, pour ce qu’ils sont, sans chercher à les embellir.
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