Article paru dans L'Orient- Le Jour du 18 Janvier 2023
Une coalition d’extrême droite ultranationaliste et
religieuse a gagné les dernières élections israéliennes. Dirigée par Benyamin
Netanyahu, elle inclut les partis Sionisme religieux (Hatzionout Hadatit) de
Bezalel Smotrich dont le projet est l’annexion de la Cisjordanie occupée, ainsi
que Force juive (Otzma Yehoudit) de Itamar Ben Gvir, héritier du Kach, parti de
Meir Kahane qui fut interdit pour « racisme » par la Knesset en 1994,
après le massacre de 29 musulmans au caveau des Patriarches de Hébron par le
kahaniste Baruch Goldstein. La victoire de cette coalition constitue un
triomphe de l’idéologie nationaliste religieuse en Israël ; idéologie dont
l’Israélo-Américain Yoram Hazony est le principal théoricien et dont les idées
avaient déjà éclos, en 2018, en une Loi fondamentale discriminatoire, notamment
à l’égard de la population arabe d’Israël (« Loi Israël, État-nation du
peuple juif »).
Cela vient s’ajouter aux rapports, en 2021, de trois ONG,
l’une israélienne (Betselem) et deux autres internationales (Human Rights Watch
et Amnesty International), ainsi qu’en 2022, à celui du rapporteur spécial (le
Canadien M. Michael Lynk) auprès du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, qui
considèrent que les violations du droit international humanitaire ainsi que du
droit international des droits de l’homme dans les territoires palestiniens
occupés depuis 1967 constituent désormais un crime d’apartheid. La formation
récente du gouvernement le plus à droite de l’histoire israélienne, son agenda
politique ainsi que les changements constitutionnels attendus sont inquiétants
à plus d’un titre.
Relire Kafka à la lumière de ce triomphe de l’extrême droite
israélienne peut paraître, à première vue, hors sujet. Mais après cette
victoire, la nouvelle Chacals et Arabes de l’auteur pragois est aujourd’hui,
105 ans après sa première publication, plus jamais d’actualité. Elle permet de
déconstruire le discours ultranationaliste devenu majoritaire en Israël.
Kafka et la critique du sionisme politique
« C’est la paix qu’il nous faut obtenir des Arabes ; un
air respirable ; une vue lavée de leur présence jusqu’au fond de l’horizon ;
que l’on n’entende plus le cri de détresse du mouton qu’égorge l’Arabe. (…) Ce
que nous voulons ? La propreté, rien que la propreté. (…) Comment peux-tu
supporter qu’il en soit ainsi dans le monde, toi, noble cœur et entrailles
sensibles ?
(…) C’est pourquoi, (…) ô cher maître, (…) de tes mains
toutes-puissantes, tranche-leur la gorge avec ces ciseaux ! » (in La
colonie pénitentiaire et autres récits II, Actes Sud, Babel, 1998).
Ainsi s’adresse le plus vieux d’une horde de chacals à un
Européen campant dans le désert. C’est avec ces mots qu’il met dans la bouche
d’un personnage animalier que Franz Kafka (1883-1924), écrivain austro-hongrois
(pragois) de langue allemande et de religion juive, porterait une critique des
plus acerbes au sionisme. Ce passage est tiré de sa nouvelle, Chacals et
Arabes. Rédigée en février 1917, elle parut, en octobre de la même année, dans
la revue mensuelle Der Jude (Le juif).
Plus connu pour ses nouvelles La Métamorphose, La Colonie
pénitentiaire, Le Verdict, Lettre au père, ou ses romans le Procès, Le Château,
L’Amérique (Amerika), Kafka est, comme le résume le poète néerlandais Hendrik
Marsman, l’auteur de l’« objectivité extrêmement étrange », l’un des
plus marquants du XXe siècle. L’adjectif « kafkaïen » est synonyme
d’une atmosphère cauchemardesque, absurde et oppressante, où l’individu se
trouve aliéné par la bureaucratie et la société impersonnelle.
Le symbolisme que contient Chacals et Arabes fut l’objet des
interprétations les plus diverses, allant de l’allégorie de la relation entre
auteurs et lecteurs, ou de la Première Guerre mondiale, ou encore de la
situation de la minorité juive en Europe, à une parabole du terrorisme, en
passant par l’allusion aux relations entre Allemands et Tchèques dans les pays
tchèques.
Mais il est bien difficile de ne pas y voir une allusion
critique au sionisme, ainsi qu’à la situation en Palestine pendant la Première
Guerre mondiale, à quelques mois seulement de la déclaration Balfour du 2
novembre 1917. Cette dernière interprétation est notamment celle que font,
d’une part, l’arabisant et germaniste égyptien, Alef Botros, ainsi que, d’autre
part, l’historien israélien Dimitry Shumsky. Tous deux s’accordent à dire que
Kafka y critique le rapport des immigrants juifs avec les Arabes palestiniens.
Dans son article Franz Kafka et le sionisme (Études
germaniques 75, 2020), l’historienne tchèque Kateřina Čapková résume cette
interprétation en ces termes : « Les chiens (les juifs occidentaux)
doivent en Europe obéir à leurs maîtres ; les chacals de Palestine n’ont plus
l’intention de supporter de maîtres et veulent régner seuls. Et bien que les
chacals (les juifs nouvellement arrivés) soient entièrement dépendants des
Arabes, ils rêvent de régner sur toute cette région qui leur a été promise par
d’anciennes prophéties, invoquant comme argument le niveau prétendument
supérieur de leur civilisation. »
Par ailleurs, il serait important de se demander si les
ciseaux – que le Chacal demande à l’Européen d’utiliser pour trancher la gorge
de l’Arabe – symbolisent ce qui était encore, à l’époque, un éventuel découpage
territorial en Palestine, voire de la « nation » arabe. S’adressant à
l’Européen, l’Arabe affirme : « Tout le monde le sait. Tant qu’il y
aura des Arabes, ces ciseaux se promèneront dans le désert et s’y promèneront
avec nous jusqu’à la fin des temps. Tout Européen se les voit proposer pour
accomplir le Grand Œuvre ; tout Européen est précisément celui qui leur paraît
appelé à l’accomplir. »
Le découpage secret de la région entre puissances coloniales
dans le traité Sykes-Picot mit un terme, avec la déclaration Balfour, au rêve
nationaliste arabe de l’époque (grande révolte arabe). Sykes-Picot, que Lénine
qualifia de « Traité de brigands coloniaux », fut révélé par les
bolcheviks dans la Pravda et l’Isvestia le 23 novembre 1917, c’est-à-dire –
hasard de l’histoire – quelques jours seulement après la publication du texte
de Kafka.
Donc, critique du sionisme ? Probablement. Mais de quel
sionisme s’agit-il ? Sans prendre position sur l’interprétation à donner de ce
texte ni sur celle de savoir si Kafka était lui-même sioniste ou non (tout
nationalisme était pour lui un repoussoir), Kateřina Čapková explique
l’influence qu’a exercée sur Kafka son cercle d’amis juifs pragois, membres de
l’association étudiante pragoise Bar Kochba.
Sionisme culturel et sionisme politique
Ces derniers appartenaient au mouvement du sionisme
culturel, dit aussi sionisme romantique anticapitaliste. Ils furent eux-mêmes
influencés par les idées de Hugo Bergmann, de Martin Buber (bête noire de
Hazony, théoricien d’une entente avec les Arabes, grand défenseur d’un État
binational, ainsi que l’un des fondateurs de l’Université hébraïque de
Jérusalem en 1920), ainsi que d’Ahad Ha’am d’Odessa. C’est Viktor Kellner, un
professeur de lycée d’Opava en Silésie, ayant émigré, à partir de 1910, en
Palestine d’où il relatait, dans les journaux sionistes européens, ses
expériences dans la région, qui fut en quelque sorte le relais entre les idées
de Ahad Ha’am et les membres de Bar Kochba. D’ailleurs, dans son Journal, Kafka
mentionne une rencontre avec Viktor Kellner ainsi qu’avec Hugo Bergmann.
Dans une Europe marquée, au tournant du siècle dernier, par
l’affaire Dreyfus et rongée par un antisémitisme franc, comme celui de Charles
Maurras en France, si ce n’est sous couvert de demandes d’assimilation nationale
par renoncement au judaïsme (cf. Hannah Arendt, Aufklärung und Judenfrage,
1932), qui n’en culpabilisait pas moins les juifs eux-mêmes de l’antisémitisme
dont ils étaient pourtant victimes, ce qui prime pour les amis de Kafka,
adeptes du sionisme culturel, n’est pas la création d’un État des juifs (titre
du livre de Herzl), mais la création d’un juif nouveau, un juif fier de son
identité juive où qu’il soit ; cette fierté de l’appartenance identitaire (sans
pour autant tomber dans le renfermement identitaire nationaliste), de renouer
avec ses racines, étant un élément essentiel pour souder les juifs dans le
monde.
Les adeptes du sionisme culturel défendaient l’idée selon
laquelle le sionisme ne doit pas être un programme politique, mais un programme
culturel et spirituel. Le sionisme culturel visait essentiellement à pousser
les juifs à renouer avec leur judéité pour pouvoir surmonter le sentiment
d’aliénation ou d’exil (galut) qui serait inhérent à leur âme où qu’ils soient.
Un des arguments majeurs qu’ils opposaient au sionisme politique était le
suivant : quelle utilité pour les juifs de fonder un État en Palestine
d’autant plus que cet État pourrait bien se transformer, à son tour, en galut ;
un tel projet étant limité à la seule colonisation de la terre et dépourvu de
la création de valeurs spirituelles et culturelles ? Le but du sionisme
culturel était nettement plus métaphysique, transcendantal et universel que
celui du sionisme politique et nationaliste de Herzl. Les adeptes du sionisme
culturel étaient les plus sensibles (et les plus critiques) aux relations entre
le Yishouv et les Palestiniens. On est bien loin du sionisme des Ben Gvir,
Smotrich et autres Netanyahu d’aujourd’hui.
De toute façon, la transformation progressive du mouvement
de Herzl d’un « sionisme de refuge » en un « sionisme de
retour » comme l’analyse Michel Warschawski (Dépasser le sionisme ?
Mouvements 2004/3-4) – militant antisioniste, directeur du Centre d’information
alternative de Jérusalem – notamment en y ajoutant un « droit à la
propriété », « ainsi que toute la mystique et toute la philosophie
qui l’accompagnent (et qui sont aujourd’hui dominantes en Israël) », a
provoqué ce qu’Uri Einsenzweig, professeur émérite de littérature à
l’Université Rutgers (New Jersey), appelle la « marginalisation croissante
de l’humanisme constitutif du sionisme, d’abord sous la pression du pragmatisme
nécessaire – peut-être – à la création de l’État d’Israël, mais aussi plus
tard, dans un univers de plus en plus marqué par l’entreprise de réécrire
l’histoire de cet État, de radicalement occulter sa genèse, de la gommer, au
nom du mysticisme théocratico-nationaliste actuellement dominant dans l’univers
se prétendant pro-israélien » (Bien avant Israël, le sionisme de Herzl
reflétait un humanisme plutôt qu’un nationalisme, La Croix, Blog, 09/04/2019).
À la lumière de ce qui précède, intégrer l’antisionisme dans
la définition de l’antisémitisme, notamment au temps des Smotrich et Ben Gvir,
équivaudrait à considérer que Kafka et son cercle d’amis juifs de Bar Kochba
furent eux-mêmes des antisémites. L’aberration intellectuelle serait totale.
En somme, les idées humanistes auxquelles adhérait Kafka et
ses amis, et qui nourrissaient leur regard critique envers le sionisme
politique sont devenues, plus d’un siècle après Chacals et Arabes, très
minoritaires dans un État qui, lui, est devenu, paradoxalement, notamment par
le triomphe de l’ultranationalisme religieux en son sein, très kafkaïen.
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