Le Liban contaminé par la régression identitaire israélienne ?

 



Article publié dans L'Orient- Le Jour du 04 Février 2023

Les racines idéologiques de ce que plusieurs ONG – israéliennes et internationales – qualifient désormais d’apartheid israélien dans les territoires palestiniens occupés sont, historiquement, bien profondes et remontent à avant même la naissance d’Israël en 1948 (voir L’OLJ du 17 janvier 2023). Pour autant, la formation du gouvernement le plus à droite de l’histoire de cet État change la donne en consacrant le triomphe de l’idéologie nationaliste religieuse, et plus particulièrement de l’ultraconservatisme identitaire dont l’Israélo-Américain Yoram Hazony s’est imposé comme l’un des principaux théoriciens à l’échelle mondiale.

Le triomphe de Hazony

Dans son ouvrage Les vertus du nationalisme (publié en 2018 dans sa version originale anglaise), Hazony, qui dit avoir été « un nationaliste juif, un sioniste, toute (s)a vie », expose une théorie qui va rapidement dépasser le cadre intellectuel de son pays pour devenir une sorte de bible politique des droites ultraconservatrices dans le monde.

Il y dresse d’abord un historique de la confrontation qui opposerait selon lui en Occident deux ordres politiques : d’une part, l’impérialisme – dans lequel il range l’Union européenne, « l’ordre mondial » américain, mais aussi le projet d’un Adolf Hitler –, dont le but est d’apporter la paix et la prospérité en unifiant l’humanité sous un seul régime politique; d’autre part, le nationalisme, défini comme un ordre politique cherchant à régner sur une seule nation. Selon Hazony, cette distinction entre les deux ordres politiques est centrale aussi bien à la pensée politique de l’Ancien Testament qu’à celle de la Réforme protestante ayant inspiré le renoncement des États-nations européens comme l’Angleterre, les Pays-Bas et la France à l’autorité du Saint Empire romain germanique. Il n’est alors pas très étonnant de savoir que la Fondation Edmund Burke, dont Hazony est l’un des fondateurs à Washington dans le but de « renforcer le national-conservatisme en Occident et dans d’autres démocraties », est coprésidée par David Brog, l’ex-directeur général de l’organisation américaine des chrétiens unis pour Israël (voir Charles Enderlin, « En Israël, l’essor de l’ultranationalisme religieux », Le Monde diplomatique, septembre 2022). Toutefois, s’il ne cesse d’insister sur les vertus du repli identitaire (« famille, tribu, nation ») comme réponse et rempart au globalisme – ainsi qu’au libéralisme auquel il s’oppose farouchement –, Hazony n’oublie cependant pas de souligner que cela n’implique pas à ses yeux la reconnaissance d’un droit universel à l’autodétermination, cher au président américain Woodrow Wilson. Les milliers de peuples sans État dans le monde – à commencer par le peuple palestinien – ne pouvant tous prétendre à l’indépendance politique.

Grâce au Kohelet Policy Forum, un think tank sioniste religieux qui, selon Haaretz (voir « The right-wing think tank that quietly “runs the Knesset” », 5 octobre 2018), dirigerait discrètement la Knesset, les idées de Hazony écloront en une loi fondamentale – sur l’État-nation du peuple juif – discriminatoire, notamment à l’égard de la population arabe d’Israël , adoptée le 19 juillet 2018 par la Knesset.

« Guerre culturelle »

Ce qu’il y a de plus étonnant, c’est que cette logique semble d’une certaine manière s’être propagée outre-Galilée, même si la référence à Hazony est évidemment absente des débats libanais. Depuis le début de la crise, de plus en plus d’hommes politiques chrétiens, voire des théoriciens en vogue sur les réseaux sociaux, ont ainsi remis au goût du jour – fût-ce parfois à demi-mot – la notion de fédéralisme, entendu ici sur base identitaire, comme remède « miracle » aux nombreux problèmes auxquels est confronté le pays – à commencer par les tensions politico-confessionnelles. Avec en arrière-plan une idée simple : revenir, par le droit, à la partition identitaire qui s’était imposée par la force pendant la guerre civile.

Profitant d’un certain déclin de la culture politique au Liban (voir L’OLJ du 29 juin 2022), les tenants de ce discours identitaire instrumentalisent la colère populaire pour alimenter leur logiciel rhétorique de « la guerre des cultures ». Même l’humour est devenu un sujet de discorde sur base identitaire : le moindre sketch est susceptible d’être interprété comme une atteinte à l’ego identitaire d’une communauté ou d’une autre et provoquera des protestations explosives dans tous les sens du terme dans un État en déliquescence qui, avec les dernières divisions intestines dans son corps judiciaire, est devenu un État de non-droit. Comme si toutes les communautés confessionnelles du pays n’étaient pas responsables, de manière conjointe et solidaire, de l’effondrement du pays !

Si le sujet mérite incontestablement d’être débattu, on voit mal comment le fédéralisme sur base identitaire ne pourra résoudre les problèmes essentiels du Liban que pose, notamment, l’existence d’un groupe armé non étatique comme le Hezbollah, dont l’autorité est concurrentielle à celle de l’État libanais. Dans le système fédéral, la défense, les affaires étrangères et les finances restent du ressort de l’État fédéral. Par ailleurs, l’argument de vouloir défendre le vivre-ensemble en le rendant possible, que les tenants de la thèse fédéraliste martèlent au Liban, semble bien fragile. Quinze ans de guerre civile absurde ne leur ont pas suffi pour voir que l’esprit « identitariste », avec les replis, les renfermements et les crispations identitaires respectifs qu’il cause, y compris géographiquement, est incompatible avec le vivre-ensemble de Michel Chiha (voir notamment l’article d’Élie Fayad dans L’OLJ du 23 janvier 2023) ou de bien d’autres théoriciens libanais. Ainsi, il est à craindre que le fédéralisme ne soit que le cache-misère, voire le prélude à la thèse de la partition. D’autant plus que, étant pratiquement irréalisable avec le brassage confessionnel qui prévaut dans les différentes régions du Liban, la partition ne serait possible sans transfert de populations et, donc, très probablement, sans guerre civile. Et, de toute façon, qui dit que la partition, une fois achevée, sera une garantie de stabilité intérieure et extérieure aux nouvelles entités ?

L’identité en elle-même (au sens d’appartenance identitaire) n’est pas vraiment le problème. L’identité peut parfaitement être multiple, plurielle et en perpétuel changement. Mais c’est l’esprit identitaire, au sens d’« identitarisme », d’exclusivisme identitaire, poussant inévitablement à exclure , d’une manière ou d’une autre, « l’autre », différent, en dehors du corps national ou de l’entité ou la sous-entité étatique qui pose un sérieux problème, notamment dans un pays multiconfessionnel comme le Liban.

En somme, comme le soutient Olivier Roy dans L’aplatissement du monde (Seuil, 2022) : « Nous ne sommes pas dans une transition culturelle mais bien dans une crise de la notion même de culture. »

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