Article publié dans L'Orient- Le Jour du 15/11/2023.
Il est bizarre le pouvoir qu'ont les
sons à nous faire voyager dans le temps. Pour toute personne ayant vécu la
guerre au commencement de sa vie, les bruits des combats de rue à Gaza, retransmis
en direct sur les chaînes panarabes, peuvent rapidement la faire replonger dans
son enfance. On revit sans cesse cette scène. On est, de nouveau, à Beyrouth
par exemple, dans un quartier transformé en ligne de démarcation, au coin de
l'une des chambres d’un appartement au bas d’un immeuble ou dans une salle de
bain, blotti, avec un frère ou une sœur, derrière une porte, entre deux lits ou
sous le lavabo, alors que nos parents nous couvent pour nous protéger
d'éventuels débris d'obus ou de balles. Il est bizarre ce sentiment. A chaque
fois, c'est un mélange de nostalgie et d'horreur, d'amour inconditionnel et de
haine pure. Il est impossible de l'effacer. Il est impossible de s'en
débarrasser, malgré les années.
Mais à en juger leurs déclarations
depuis le 7 octobre dernier, les Chefs d’Etat occidentaux ne connaissent
manifestement pas ce sentiment. Leur génération n'a jamais vécu la guerre, elle
n'a jamais connu l'occupation. Tant mieux pour elle. Mais c'est une génération
qui ne sait pas de quoi elle parle et qui, pourtant, veut donner des leçons au
monde entier à propos de choses qu'elle ne connait même pas, tout en se murant,
souvent, dans un silence complice des crimes de guerre, voire du génocide (1), qui
sont commis à Gaza.
La raison de cela n'est pas
seulement un sentiment de culpabilité historique que cette génération a hérité
de la génération de la deuxième Guerre Mondiale, ni encore un suprémacisme
nauséabond assez répandu, souvent tu, néanmoins bien présent, qui, considérant
l'Autre comme un sous- homme, comme un « animal humain », châtre les
droits humains de leur universalité et les transforme, pratiquement, en droits
de l'homme occidental. Mais, il s'agit aussi - il faut le dire -, et peut- être
surtout, d'une haine du musulman. Cette haine a progressivement enflé depuis le
début du siècle. Elle s'est faite à base de généralisations abusives, de
courts- circuits idéologiques, de stigmatisations injustes. C'est une mentalité
qui s'est obstinée dans le refus de se questionner, de se remettre en cause,
malgré la série d'échecs essuyés à l'international, notamment en Irak,
notamment en Afghanistan.
Cette haine explose de nouveau à
Gaza. Mais, cette fois- ci, elle se dépasse en férocité, en violence, en
arrogance infinie, en insolence. Elle est aveuglante. Entre l'opprimé et
l'oppresseur, elle pousse à choisir, presque sans la moindre réserve sérieuse,
presque sans aucune nuance, le côté de l'oppresseur, tout en s'alignant
totalement, complètement, sur son narratif, tout en reniant la liberté
d’expression dont l’Occident se gargarise, tout en muselant, surtout au début
du conflit, tous ceux qui veulent protester pour demander un cessez- le- feu et
sauver ce qui reste de morale et d’humanité dans cet Occident.
Se parant du deux poids, deux
mesures, niant à un peuple le droit de résister à l'occupation que le droit
international lui reconnait pourtant, elle fait fi de décennies de l’occupation
militaire qui dure le plus longtemps au monde, de colonies illégales de
peuplement, de droit international bafoué presque quotidiennement en toute
impunité, d'un régime qualifié, par plusieurs ONG et instances internationales
de droits de l’homme, d'apartheid (2). Elle instrumentalise des crimes de guerre
abjects, commis lors d'une attaque contre l'occupant, pour en justifier
d'autres commis - par le biais d’armes très généreusement fournies par
l’Occident - en riposte par l'occupant, et qui s'avèrent bien plus généralisés
et systématiques. Elle falsifie le droit de légitime défense. Elle l'altère.
Elle le dénature. Elle le déforme. Elle le défigure. Dans ses attaques
indiscriminées contre les civils, les hôpitaux, les écoles, les quartiers
résidentiels, elle fait du droit international sa principale victime
collatérale.
On n’oublie pas que dans sa haine
aveugle de l’Occident, le terrorisme a frappé, depuis 2001, New York, Madrid,
Londres, Paris, Bruxelles, etc. Mais instrumentalisant la peur légitime de ce
terrorisme, l’Occident - entendu ici notamment dans ses cercles de pouvoir -
assimile, de nouveau, au terrorisme, dans un court- circuit culturaliste et
pour mieux le délégitimer, l’exercice légitime du droit à la résistance face à
une occupation illégale. Et tant pis pour tous les avis contraires, notamment
de pays du Sud qui, à la Sixième Commission de l’Assemblée générale des NationsUnies (AGNU), chargée des questions juridiques, dont la définition duterrorisme en droit international, refusent cette assimilation abusive. Cerise
sur le gâteau, pour ce faire, cet Occident se permet aussi de mélanger jus in
bello et jus ad bellum (voir « L’opération « Déluge d’al-Aqsa », entre droit à la guerre et droit dans la guerre », OLJ du 28/10/2023). Et tant
pis aussi pour sa rigueur juridique, pourtant légendaire.
Ainsi, cette haine du musulman fait-
elle régresser ceux qu’elle domine vers leur passé colonial, les incite à renouer
avec leur rhétorique d’antan et à rejeter, de facto, les progrès qui avaient été
consacrés au sein de l’ONU. Entre- temps, l’AGNU n’a-t-elle pas maintes fois
affirmé « la légitimité de la lutte des peuples pour la libération de la
domination coloniale et étrangère par tous les moyens en leur pouvoir, y
compris la lutte armée » (Résolution 32/122 du 16 décembre 1977) ? Cette
même haine pousse aussi l’Occident à pratiquement abjurer certaines
dispositions du droit international. L’article 1.4 du premier Protocole
additionnel aux Conventions de Genève de 1949, en date du 8 juin 1977, ne codifie-t-il
pourtant pas ce qui précède en considérant que « les conflits armés dans
lesquels les peuples luttent contre la domination coloniale et l'occupation
étrangère et contre les régimes racistes dans l'exercice du droit des peuples à
disposer d'eux-mêmes » sont des conflits armés internationaux ?
Et pourtant, en Ukraine, ce même
Occident ne s’oppose-t-il pas, à juste titre, à ceux qui assimilent au
terrorisme, voire au nazisme, la lutte du peuple ukrainien contre l’occupation
russe ? Pas de bol, les Palestiniens sont, dans leur majorité, musulmans.
Ils auraient le terrorisme inscrit dans les gènes de leur religion. Il serait
dès lors impératif d’imposer de l’extérieur, à leurs mouvements de libération
nationale qui luttent pourtant contre la domination étrangère, des choix
idéologiques qui soient parfaitement à notre goût d’« extérieur »,
sous peine qu’ils soient accusés, en cas de refus, de terrorisme. Et tant pis
pour toutes les nuances (3). Et tant pis pour la cohérence. Quant aux chrétiens de
Gaza dont les églises sont bombardées, ils n’auraient qu’à assumer leur choix
de vivre parmi des hordes de « terroristes en puissance », dignes
d’être menacés par l’emploi de l’arme atomique. Par ailleurs, pour mieux
alimenter le racisme antimusulman (islamophobie), cet Occident se permet de
faire la récupération politicienne, en son sein, de la lutte – ô combien nécessaire,
noble et légitime – contre l’antisémitisme.
Instrumentalisation sur/pour instrumentalisation,
choc des civilisations et extrême- droitisation des rhétoriques, cette haine
généralisée en appellera, hélas, encore une fois, une autre. Et le cercle
vicieux de la haine deviendra une spirale infernale. Lorsqu'une génération de
gens gâtés, qui ne savent pas de quoi ils parlent, qui n'ont souvent aucun sens
des réalités, qui sont intéressés beaucoup plus par les résultats des sondages hebdomadaires
relatifs à leur popularité, que par le droit international ou le sens de l’Etat
ou de l'Histoire, sont aux commandes dans une partie du monde, ils la mènent
inévitablement vers l'abîme.
En Occident, les
"déclinistes" et autres philosophes de fortune ont le vent en poupe. Ils
occupent les rayons des librairies et les plateaux de télévision. Mais à
l'encontre de ce que prophétisent ces Cassandre de notre époque, le déclin de
l'Occident ne viendra pas de l'extérieur. Il ne viendra pas de l'Autre. Si cet
Occident ne se ressaisit pas, son déclin viendra de lui- même.
Quant aux dirigeants des pays arabo- musulmans qui se rencontrent pour ne rien faire, ils ne valent pas mieux. Mais cela est une autre histoire. Encore bien pire que celle relatée plus haut.
_________________________
(1) Voir Democracy Now, "“Text-Book Case of Genocide”: Top U.N. Official Craig Mokhiber Resigns, Denounces Israeli Assault on Gaza", 1 novembre 2023;
(2) Voir Human Rights Watch, "A Threshold Crossed. Israeli Authorities and the Crimes of Apartheid and Persecution", 2021;
B'Tselem- The Israeli Information Center for Human Rights in the Occupied Territories, "Not A "Vibrant Democracy". This Is Apartheid", 28 octobre 2022;
(3) Voir MARKS (Monica), "What The World Gets Wrong About Hamas", Time Magazine,30 octobre 2023;
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