Article publié par L'Orient- Le Jour le 28/08/2025
Face aux violations massives du droit international par Israël, notamment depuis le début de la guerre contre Gaza en octobre 2023, on observe que certains intellectuels (souvent de gauche) qui soutiennent la cause palestinienne dans le monde sont tentés par un autre excès (même si les deux excès ne sauraient être mis sur un pied d’égalité) : celui de transformer le droit international en outil de lutte et de propagande politiques.
Cela
s’inscrit dans une mouvance plus large qui, à gauche, a par exemple transformé
l’antiracisme en renfermement identitaire, offrant ainsi à ses adversaires (qui
ne manquent pas de repli identitaire) une opportunité en or de le pointer du
doigt, en agitant le chiffon rouge du grand méchant « wokisme » (que
personne n’a encore vraiment défini), pour essayer de justifier leur haine de
l’antiracisme.
Pris dans l’étau entre ceux qui se considèrent comme une « exception » à laquelle il ne s’appliquerait pas, ceux qui le violent tout en donnant des leçons de morale aux autres sur la nécessité de le respecter, ceux qui profitent de sa violation par leurs adversaires pour justifier de faire de même, le droit international souffre également de son instrumentalisation politique ainsi que sa transformation en outil de lutte idéologique.
Cette instrumentalisation n’est pas l’apanage d’un seul camp :
Julia Sebutinde, juge à la Cour internationale de justice(CIJ), est un exemple
de l’instrumentalisation de la justice internationale par le sionisme chrétien,
courant de l’évangélisme : voir sa déclaration à l’église de Watoto en
Ouganda, 10 août 2025. Cependant, l’instrumentalisation du droit international
reste bien présente dans le camp « tiers-mondiste », comme
remplacement ou mise à jour de l’outil idéologique marxiste par ceux qui
dressent de ce droit une image foncièrement illusoire et erronée, à base
d’utopies et de ce qui s’apparenterait à de la pensée magique, qui n’ont rien à
voir avec lui.
Si le Manifeste de Marx et Engels était mort et qu’une bonne partie de la gauche dans le monde essayait de trouver une autre « bible » idéologique pour ses luttes (qui peuvent être parfaitement légitimes) à l’international, alors le droit international ne saurait être son nouveau Manifeste. Le droit international (au sens large du terme) n’est pas de l’idéologie, ni du militantisme ou du partisanisme politiques, ni de l’émotion, ni du sentimentalisme, ni de la propagande, ni de l’approximation, ni de la hâte. Comme son nom l’indique, c’est du droit : donc c’est de l’objectivité froide, de l’impartialité aveugle, le respect du principe du contradictoire, une instruction qui se fait à charge et à décharge, du temps long, une quête de rigueur, de précision, de minutie, d’effectivité, d’efficacité, bref, de justice.
Il s’agit avant tout d’une science qui, si elle n’est pas exacte, n’en est pas moins un domaine de spécialisation, et où les « intellectuels universels » (pour utiliser une terminologie foucaldienne) ou les « toutologues » n’ont pas vraiment de légitimité. Si aujourd’hui le culte de l’expert et de la technocratie pose le sérieux problème de la « médiocratie » (cf. le philosophe canadien Alain Deneault), la dévalorisation de l’opinion de « l’intellectuel spécifique » au profit de celle de « l’intellectuel universel » sur des sujets épineux de spécialisation pose, par ailleurs, un grave problème d’incompétence, avec tout ce qui en résulte en matière de désinformation pour l’opinion publique.
Cela se vérifie par exemple concernant la question du
« génocide » à Gaza : des politologues qui n’ont souvent aucune
spécialisation approfondie en droit international se permettent de trancher,
avant la CIJ, sans douter une seule seconde de ce qu’ils affirment, et en
occultant l’opinion de juristes (souvent des « poids lourds » du
droit international) qui restent dubitatifs ou qui affirment le contraire,
qu’il s’agit bien d’un génocide. Pire, certains vont jusqu’à soutenir que le
fait ne fût-ce que de douter que la qualification de génocide puisse être
retenue relativement à Gaza constitue une complicité avec les crimes commis
contre les Palestiniens ! Alors que le nombre de morts est juridiquement
inopérant pour qualifier un génocide. Alors que l’intention spéciale, ou dolus
specialis, très difficile à établir, rend le crime de génocide si particulier.
Alors que, par exemple, affamer une population constitue une violation de
l’interdiction de l’utilisation contre les civils de la famine comme méthode de
guerre (article 54 du premier protocole additionnel aux Conventions de Genève
qui a désormais valeur de droit coutumier), ainsi qu’un crime de guerre
(article 8 du Statut de Rome de la Cour pénale internationale (CPI)), mais non
nécessairement un crime de génocide.
L’instrumentalisation politique du droit international
relève aussi du fait d’ignorer ou de faire fi du caractère essentiellement
volontariste du droit international ; caractère qui le distingue des autres
branches juridiques. À l’encontre du droit interne, le droit international
n’est pas constitué de « lois » proprement dites qui sont adoptées
par un « Parlement » international et s’imposant ispo facto aux
sujets du droit. Ce sont principalement les États qui créent le droit international :
l’acceptation volontaire de l’État (sujet primaire du droit international)
d’une règle juridique (conventionnelle ou coutumière) est une condition sine
qua non de l’applicabilité (opposabilité) de cette règle juridique à ce sujet
du droit. C’est cette conception du fondement du caractère obligatoire du droit
international (courant volontariste) qui reste majoritaire au sein de la
doctrine et de la jurisprudence, d’autant plus que la réalité internationale
prouve la justesse de la thèse volontariste.
Prenons l’exemple de la CPI, dont la compétence reste essentiellement soumise à la volonté des États (leur adhésion au Statut de Rome). Israël n’étant pas partie à ce Statut, on voit mal comment la CPI pourrait efficacement juger et, surtout, « punir » des responsables israéliens pour crimes de guerre ou crimes contre l’humanité, malgré toutes les tentatives pour contourner ce fait essentiel (la Palestine étant désormais partie au Statut de Rome).
D’autant plus que l’efficacité d’une juridiction, en
l’occurrence internationale, ne saurait être évaluée en fonction de l’utilité
politique (« justice- spectacle politique ») qu’elle pourrait fournir
indirectement (appuyer certains narratifs politiques – si justes soient-ils –
et pointer du doigt certains accusés, comme le Premier ministre israélien
Benjamin Netanyahu), mais essentiellement en fonction de sa capacité réelle à
dire le droit. Ignorer la réalité du volontarisme étatique en droit
international, c’est prendre le risque conséquent d’un échec judiciaire à punir
effectivement les dirigeants israéliens, ce qui serait de nature à consolider
l’impunité israélienne (« l’exception » israélienne par rapport au
non-respect du droit international).
En somme, il est dans l’intérêt du Liban et des autres pays
du Sud de travailler à la consolidation d’un ordre international fondé sur le
respect du droit international et des droits humains, d’autant plus que cet
ordre est actuellement chancelant. À condition de le faire de façon réaliste,
loin de l’utopisme populiste et, surtout, à condition de ne pas défigurer, ni
dénaturer, ni falsifier – y compris par l’incompétence – le droit
international. Il y va du respect des victimes et du peuple palestiniens (et de
leur cause) qui méritent beaucoup mieux que de leur vendre des illusions sur ce
que peut le droit international. Il y va aussi de la survie du droit
international, d’autant plus que si les espoirs, si largement nourris, sur
l’issue d’affaires extrêmement épineuses devant la justice internationale se
trouvaient finalement déçus parce qu’initialement exagérés (hypothèse
difficilement écartable), on n’oserait même pas imaginer les dégâts que subira
l’image du droit international en général aux yeux de l’opinion publique
(surtout celle qui soutient la cause palestinienne) et le flot de théories du
complot qui se déverserait.

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